Le Sahel

Au coeur des convoitises

08/05/2019   Temps de lecture: 23 min

Quand les ingérences extérieures plombent la transformation locale des conflits. Par Moussa Tchangari, Niger.

Depuis les années 2000, l’espace sahélien est devenu un des plus chauds théâtres de conflits armés en Afrique. Sur la dizaine de pays qui composent cet espace, qui va du Cap Vert au Tchad, seuls quelques-uns échappaient en 2017 au phénomène de la violence organisée et du terrorisme. Et ce malgré les avancées, parfois très remarquables, que certains d’entre eux ont pu réaliser, depuis le début des années 1990, dans la construction d’un État de droit reconnaissant les droits humains fondamentaux.

S’il est vrai que certains pays sahéliens sont coutumiers de la violence armée depuis leur accession à l’indépendance (on pense notamment au Mali, au Niger et au Tchad), il reste que c’est la première fois qu’ils font l’expérience du terrorisme, avec des attentats meurtriers perpétrés parfois au cœur même de leurs capitales. C’est aussi la première fois, depuis le précédent tchadien, que des forces régulières d’un État sahélien perdent le contrôle de vastes espaces territoriaux, et que des forces extérieures sont appelées à la rescousse. Pour le résultat que l’on sait.

Aujourd’hui, la montée en puissance des groupes armés, qu’il s’agisse des groupes djihadistes ou autres bandes armées, constitue une source légitime d’inquiétude aussi bien pour les États de la région que pour la communauté internationale. Car la tentation de la violence armée continue visiblement d’être très forte au sein d’une jeunesse sahélienne, urbaine et rurale, animée par un sentiment d’abandon et d’injustice, et surtout largement convaincue qu’aucun changement significatif ne peut se réaliser de manière pacifique.

Venant d’une jeunesse qui n’a pas ou peu connu les régimes autoritaires civils et militaires successifs, ce sentiment est lourd de sens : il sonne comme un échec cinglant de tout ce qui a été entrepris pendant un quart de siècle pour pacifier l’espace public. La démocratisation n’a pas tenu ses promesses. Et pas seulement celle de pacifier l’espace public. Elle n’a pas tenu non plus celle d’ouvrir des perspectives d’une vie meilleure pour l’écrasante majorité de la population. Comme le disent les Hausa, « le maquillage n’a même pas rapporté le prix du savon ».

Après trois décennies de démocratisation, l’espace public reste dominé par la violence étatique

En effet, il est frappant de constater que trois décennies d’efforts de démocratisation n’ont pas suffi à enterrer définitivement la culture politique héritée des années d’autoritarisme civilo-militaire. Certes, il existe au Sahel quelques rares pays (Cap Vert par exemple) qui ont réussi à conduire des expériences démocratiques encourageantes, marquées notamment par la conquête ou la conservation pacifiques du pouvoir ; mais, comme l’a si bien dit l’intellectuel camerounais Achille Mbembe, dans la plupart des pays, « les élections sont devenues l’instrument de division », et il reste encore beaucoup d’efforts à accomplir pour « démilitariser le politique » et « dissocier l’art de faire de la politique de l’art de faire la guerre[1] ».

Les avancées démocratiques enregistrées au cours des dernières décennies n’ont en effet réduit que faiblement la place prépondérante occupée par le recours à la violence dans la gestion des affaires publiques ; car, malgré les limites qu’impose l’état de droit, ainsi que les résistances de plus en plus fortes de la société elle-même, la plupart des pouvoirs sahéliens, y compris ceux qui tirent leur légitimité des urnes, fonctionnent essentiellement sur une logique de rapports de forces. Bien entendu, ce phénomène ne leur est pas propre, puisqu’il est observable également sous d’autres cieux ; mais dans beaucoup de pays sahéliens le recours à la violence apparaît comme un symptôme clinique des pouvoirs établis. La violence étatique, qu’il s’agisse de la violence active ou de la violence passive[2], est omniprésente ; elle donne à ses détenteurs presque tous les droits qu’aucune loi n’a prévu.

Comme le soulignent certains analystes, cette violence étatique omniprésente ne connaît d’autres limites que les siennes propres ; car aucune institution en place ne parvient à l’arrêter ou même à l’encadrer, comme cela devrait être le cas dans un état de droit normalement constitué. La plupart des citoyens sont quotidiennement confrontés à cette violence sur les routes lorsqu’ils se déplacent, mais aussi dans les services publics lorsqu’ils sollicitent une quelconque prestation. Ils sont littéralement à la merci d’agents publics qui ont le loisir d’appliquer les règles officielles ou de les moduler en fonction de leurs intérêts propres, d’offrir aux usagers les services auxquels ils ont droit ou de les monnayer.

La corruption a atteint un seuil tel que les agents publics sont devenus dans beaucoup de secteurs des opérateurs privés agissant sous le parapluie de la puissance publique ; ils se tiennent entre eux et s’entendent pour reproduire un système fondé sur une logique de prédation et d’extorsion permettant à chacun de tirer, en toute impunité, une rente à partir de la position qu’il occupe[3].

Au Sahel, le cannibalisme de l’État post-colonial bloque la transformation locale des conflits

À la faveur des conflits violents de ces dernières années, il est apparu clairement que les mécanismes institutionnels de régulation ont beaucoup perdu de leur efficacité ; c’est le cas notamment de la justice qui, faute d’une indépendance suffisante par rapport au pouvoir exécutif, n’arrive plus à servir de cadre de résolution des divers conflits. Certes, les Constitutions des pays sahéliens, notamment celles du Mali et du Niger, consacrent explicitement l’indépendance de la justice. Mais cette indépendance reste encore largement théorique, parce que la plupart des juges, comme d’autres agents de l’État, sont eux aussi saisis par ce désir irrépressible de « brouter là où ils sont attachés ».

Le contrôle du pouvoir exécutif sur les institutions judiciaires, qu’il s’agisse des cours et tribunaux ordinaires ou des plus hautes instances (cours constitutionnelles, cours de comptes, conseils d’État, etc.), reste encore très fort; et plusieurs études sont venues montrer que la justice est, dans beaucoup de pays du Sahel, l’un des secteurs les plus corrompus au même titre que celui de la sécurité. La corruption au sein de la justice alimente, partout au Sahel, un fort sentiment d’insécurité chez les citoyens ordinaires ; mais, cela se traduit aussi parfois par une forme de défiance, illustrée par « une violence extrême, une justice sommaire et expéditive, y compris à l’encontre des juges[4] ».

La défiance s’exprime aussi par le recours à d’autres mécanismes, notamment la justice traditionnelle, pour régler les problèmes ; mais, le « cannibalisme » de l’État postcolonial tend aujourd’hui à émousser la capacité des institutions traditionnelles à intervenir dans la résolution des conflits. Ces institutions, qu’il s’agisse de la chefferie traditionnelle ou de la justice coutumière, sont elles aussi sujettes à une certaine défiance de la part des citoyens, en raison notamment de l’influence qu’exercent sur elles les élites au pouvoir qui n’hésitent pas à les instrumentaliser dans le cadre des compétitions politiques ou simplement des dynamiques de légitimation.

En effet, les leaders coutumiers et religieux, jadis respectés et capables d’assurer, par leurs interventions, la cohésion sociale et la stabilité, semblent de plus en plus perdre de leur influence ; à cause bien sûr de leur proximité supposée ou avérée avec des pouvoirs jugés corrompus, mais aussi de leur incapacité à intervenir efficacement auprès de ces derniers chaque fois que les communautés sont confrontées à des difficultés. C’est l’une des raisons pour lesquelles la montée du fondamentalisme religieux et de la culture de la violence ne trouvent pas une réponse suffisante venant des tréfonds de la société elle-même.

Certes, on peut noter ça et là que les États, et parfois aussi les organisations de la société civile, essaient de susciter cette réponse, dans le cadre de leurs propres initiatives ; mais, on oublie souvent que c’est parfois ces tentatives mêmes, interprétées comme une propension à enserrer les institutions traditionnelles dans des initiatives exogènes, qui les rendent moins efficaces. Le fait est qu’en inscrivant leurs interventions dans le cadre des initiatives étatiques ou des ONG, les institutions traditionnelles apparaissent davantage comme des « faire-valoir », et au mieux comme des sous-traitants, de projets et actions conçus par d’autres entités et auxquels elles participent, non point sur la base d’un engagement désintéressé, mais bien pour capter une partie de la rente qui leur est associée. C’est aussi le problème des ONG nationales qui, en raison de leur dépendance vis-à-vis du financement extérieur, peinent parfois à convaincre qu’elles ne sont pas partie prenante d’un système global aujourd’hui largement décrié.

Quoi qu’il en soit, la situation actuelle au Mali et au Niger montre que le potentiel des acteurs non étatiques, qu’il s’agisse des autorités traditionnelles et religieuses ou des organisations de la société civile et des médias, n’est que faiblement exploité dans la gestion de la crise ; alors même que les discours officiels, tant des décideurs nationaux que de leurs « partenaires extérieurs », reconnaissent l’importance de leur participation qui, d’ailleurs, est acceptée comme un droit et une condition de succès des actions de développement. Les acteurs non étatiques font des efforts remarquables dans divers domaines, y compris la gestion et la prévention des conflits ; et ce, malgré les divers obstacles auxquels ils sont confrontés de la part des États eux-mêmes, qui n’apprécient guère la volonté d’autonomie que certains d’entre eux manifestent. La frilosité des gouvernements sur les questions de sécurité, conjuguée à la tentation autoritaire à laquelle les incline la situation actuelle, constitue un obstacle sérieux à l’émergence de toute initiative d’en bas cherchant à rompre le cycle de la violence.

Le dialogue avec les groupes armés, un tabou bien ancré

Après des années de conflit armé, il est frappant de constater que l’option d’un dialogue avec les groupes armés semble totalement exclue, sauf avec les groupes autonomistes ou indépendantistes qui écument le Nord du Mali. Les faits montrent que la question du dialogue avec les groupes armés, en particulier ceux se réclamant de la mouvance djihadiste, est restée presque taboue tant au Mali qu’au Niger, alors même que la perspective d’une victoire militaire sur ces groupes ne fait que s’éloigner.

Depuis le début des attaques de grande ampleur des groupes armés djihadistes dans le Nord du Mali, le Nord-Est du Nigeria et le Sud-Est du Niger, les seules négociations officiellement engagées avec ces groupes n’ont porté que sur des questions de libération d’otages[5]. Ce qui suggère clairement que la décision de dialoguer ou de poursuivre la guerre dépend en réalité moins des États sahéliens que des grandes puissances occidentales, et dans une moindre mesure de l’Algérie, dont ils dépendent aussi bien pour la guerre que pour la paix. La vérité est que la guerre contre les groupes armés terroristes n’est plus, au Sahel, l’affaire des seuls gouvernements nationaux. Mais elle n’est pas non plus l’affaire des seuls groupes armés djihadistes ou indépendantistes.

Certes, ce sont les forces régulières des États qui se battent réellement contre les groupes armés ; mais aucun des belligérants ne dispose d’une marge de manœuvre suffisante pour déterminer les conditions de règlement du conflit. Les principaux belligérants, à savoir les gouvernements nationaux et les groupes armés, sont doublement prisonniers : d’abord des justifications politiques et idéologiques qu’ils ont eux-mêmes données à cette guerre (défense de l’intégrité territoriale, de la démocratie et de la laïcité pour les uns, instauration d’un État islamique, indépendance ou autonomie pour les autres) ; ensuite de leurs soutiens extérieurs, qui n’ont pratiquement rien à perdre dans cette guerre et bien plus à gagner dans sa poursuite.

En effet, il importe de noter que cette guerre est une aubaine pour les grandes puissances occidentales, en premier lieu la France, qui semble en tirer avantage pour renforcer son influence. La guerre a permis à l’armée française de revenir en force et de réoccuper toutes ses anciennes bases aussi bien au Mali qu’au Niger et au Burkina Faso ; suggérant ainsi que c’est bien en connaissance de cause que les responsables politiques et militaires français ont donné à l’opération au Mali en janvier 2013 le nom de Serval, un animal qui marque son territoire, avant de la « régionaliser » en août 2014 sous le nom de Barkhane, désignant une dune en demi-cercle faisant figure de bouclier antiterroriste.

Cependant, l’armée française n’est pas la seule présente sur le théâtre sahélien : elle doit compter aussi avec les armées américaine, allemande, italienne et même chinoise. Les autres grandes puissances économiques et militaires ont toutes décidé elles aussi de s’y déployer, tout en refusant comme on l’a vu de soutenir financièrement la constitution d’une force régionale chargée de combattre les groupes armés. Cette forte présence militaire extérieure, souhaitée par les dirigeants des pays concernés, suscite aujourd’hui des interrogations. Car s’il est vrai qu’elle a permis de mettre fin à l’occupation des localités du Nord malien par les groupes djihadistes, elle n’a pas permis à ce pays de recouvrer son intégrité territoriale et elle n’a pas empêché que l’insécurité se propage dans les pays voisins[6]. La présence militaire extérieure est devenue de ce fait un facteur supplémentaire de frustration pour une jeunesse sahélienne de plus en plus sourcilleuse pour tout ce qui concerne la défense de la souveraineté nationale[7].

Le sahel au cœur des convoitises extérieures

En dépit des dénégations des dirigeants, les Sahéliens sont largement convaincus que la présence militaire extérieure ne vise pas exclusivement à contrer les groupes terroristes ; et même si c’est de façon confuse, ils ont le sentiment que celle-ci s’inscrit dans le cadre d’un projet inavouable de recolonisation ou tout au moins de balkanisation des pays de la région, y compris la Lybie et le Nigeria. Ce sentiment n’est pas dénué de tout fondement lorsque l’on sait que l’espace sahélo-sahélien est (re)devenu, depuis le début des années 2000, un enjeu majeur de la lutte d’influence entre les grandes puissances mondiales. Longtemps considéré comme une aire d’influence presque exclusive de la France, cet espace suscite désormais un intérêt croissant d’autres puissances rivales, notamment les États-Unis d’Amérique, qui s’y sont installés militairement sous le couvert d’initiatives de lutte contre le terrorisme, et la Chine Populaire, qui tente de se tailler une part dans l’exploitation des ressources naturelles.

En effet, il importe de noter que les compagnies chinoises s’intéressent tout particulièrement aux réserves pétrolières de l’espace sahélo-saharien et du bassin du lac Tchad. Elles ont signé d’importants contrats avec le Nigeria (exploration du pétrole dans le Delta du Niger et le lac Tchad), le Cameroun (construction de pipelines et transit du pétrole nigérien et tchadien), et la Centrafrique (exploration pétrolière dans le Nord du pays). Ces compagnies sont présentes également en Algérie, au Mali et en Mauritanie, où elles se positionnent pour l’exploitation de l’or noir dans l’immense bassin du Taoudenit. La China National Petroleum Corporation (CNPC) est devenue, en l’espace de quelques années, le principal acteur de la production pétrolière au Tchad où elle a racheté la totalité des parts de la compagnie canadienne Encana et obtenu des permis pour des gisements situés à la frontière libyenne et dans le bassin du lac Tchad, ainsi qu’au Niger où elle a lancé un projet d’exploitation des gisements d’Agadem.

Selon certains analystes, l’affluence des armées occidentales au Sahel n’est pas sans rapport avec cette offensive chinoise dans le secteur pétrolier et énergétique ; surtout que cette offensive rencontre un écho plutôt favorable tant dans les cercles de pouvoirs sahéliens qu’au sein de l’opinion, soucieux de rééquilibrer les rapports avec les grandes puissances occidentales. Vue sous ce rapport, la crise sécuritaire au Sahel apparaît donc, pour ces dernières, comme une opportunité de stopper l’offensive chinoise et de reprendre en mains des États qui ont cru pouvoir en profiter pour accroître leurs marges de souveraineté. La persistance de cette crise sert, de diverses manières, les intérêts stratégiques des puissances occidentales dans la région ; car, elle leur a offert un bon prétexte pour s’y installer militairement, afin de conjurer toute menace de remise en cause de leur hégémonie. L’affaiblissement des États sahéliens leur permet même d’envisager un redécoupage territorial conforme à leurs intérêts ; dès lors que les deux puissances régionales, à savoir l’Algérie et le Nigeria, sont elles-mêmes assez mal loties pour y faire obstacle.

Par ailleurs, l’affaiblissement des États consécutifs à cette guerre a favorisé également leur enrôlement dans la « politique migratoire » de l’Union européenne et de ses États membres. Car même si le Mali continue de refuser la signature des accords de réadmission souhaités par l’Union européenne, le Niger est devenu un important pivot de la politique européenne d’externalisation des frontières. Les autorités de ce pays sont courtisées et sollicitées pour s’engager résolument dans la gestion des flux migratoires en direction de l’Europe à travers l’élaboration des textes criminalisant les migrations et la création de centres de rétention des migrants. Les diverses mesures de contrôle des flux migratoires prises par les autorités de ce pays, en échange d’une aide accrue des pays européens pour promouvoir des actions de développement, ont ouvert la voie à un sérieux recul en matière de respect des droits humains.

La présence militaire extérieure, une opportunité pour les élites au pouvoir ?

Aujourd’hui, les élites au pouvoir dans ces pays, rattrapées par leurs propres atermoiements face à la nécessité de réformer les armées, se retrouvent dans l’obligation de recourir à celles des grandes puissances ; même si tout indique que l’appel aux forces extérieures est indissociable de la crainte des dirigeants de voir les armées nationales profiter de la détérioration de la situation sécuritaire pour revenir sur les devants de la scène politique. En tout cas, quoi qu’en disent ces dirigeants, le recours aux forces militaires extérieures est avant tout un signe évident d’un déficit de confiance vis-à-vis des armées nationales. Confiance, certainement, quant à leur capacité même à faire face efficacement aux groupes armés terroristes ; mais confiance, surtout, quant à leur loyauté à des régimes dont la gestion désastreuse a ouvert la voie à la montée en puissance de ces groupes.

Selon toute vraisemblance, le coup d’État militaire du capitaine Amadou Haya Sanogo contre le président Amadou Toumani Touré en mars 2012, au lendemain d’une des plus humiliantes défaites de l’armée malienne dans le Nord du pays, a été une véritable alerte pour les dirigeants sahéliens. Car cette nouvelle irruption de l’armée sur la scène politique, intervenue peu de temps après le coup du général Salou Djibo au Niger, n’annonçait rien moins que le risque de voir se clôturer l’ère des régimes civils. Ce risque n’étant pas encore exclu cinq ans plus tard, on peut faire l’hypothèse que la présence militaire étrangère a été imaginée, surtout par les dirigeants sahéliens, comme un moyen de le conjurer.

En effet, il n’est pas exclu que la forte présence militaire étrangère soit appréhendée par ces dirigeants, en particulier ceux du Mali et du Niger, comme une garantie de protection contre d’éventuels coups d’État militaires. Cela pourrait expliquer pourquoi justement ils ne semblent pas trop se préoccuper de ses conséquences à long terme, ni même de son inefficacité pourtant largement décriée au sein des opinions nationales. La gestion actuelle de ces pays laisse penser que la présence militaire étrangère apparaît également aux yeux de ces dirigeants comme une caution à la poursuite de la politique de prédation en cours depuis longtemps déjà ; et c’est peut-être là aussi la raison pour laquelle rien n’est entrepris pour rallier à la lutte contre le terrorisme les larges franges de la population, qui ont besoin des signaux clairs montrant que l’enjeu principal de cette lutte est bien la défense des valeurs auxquelles elles sont attachées.

Il est donc peu probable que les populations, bien qu’elles soient conscientes d’être les principales victimes de cette guerre, soutiennent durablement des régimes qui les méprisent ; tout comme il est encore moins probable qu’elles se rangent du côté des groupes armés qui, malgré leur discours idéologique puisant dans la religion musulmane, n’apparaissent guère que comme des instruments de déstabilisation des pays. C’est là une perspective heureuse pour tous, et d’abord pour les grandes puissances occidentales qui sont assurées d’exercer durablement leur protectorat sur des pays riches en ressources diverses et dirigés par une élite corrompue qui ne peut se passer de leur soutien. C’est aussi une perspective heureuse pour cette élite elle-même, ainsi assurée de pouvoir régner au moins sur les territoires encore sous son contrôle, en ignorant allègrement les valeurs et principes fondamentaux de la démocratie.

En outre, cette perspective n’est pas malheureuse non plus pour les groupes armés terroristes : même s’ils ne pourront pas prendre le pouvoir, pour autant que ce soit vraiment leur objectif, ils sont au moins assurés d’exister encore longtemps. Ces groupes armés, même s’ils ne sont pas forcément l’émanation directe des grandes puissances présentes sur le théâtre sahélien, servent bien en effet leurs intérêts pour le moment. Et c’est pourquoi tout laisse croire que les opérations militaires visent moins à les vaincre totalement qu’à les contenir, notamment du point de vue de leur emprise géographique, dans le désir secret de les voir servir de forces d’équilibre. L’existence de ces groupes est utile pour ceux dont le projet est de reprendre en main tout le Sahel ; car tant qu’ils continueront à défier les armées nationales, aucun gouvernement ne voudra mettre fin à la présence des forces extérieures.

Servant donc aujourd’hui de justification à la présence militaire extérieure et à un certain raidissement des pouvoirs en place, l’existence des groupes armés pourrait aussi servir demain de moyen pour étouffer toute velléité de changement politique susceptible de remettre en cause les intérêts des puissances étrangères. Et c’est certainement la raison pour laquelle ces dernières se sont installées dans une logique que le citoyen ordinaire peine à croire, à savoir celle de ne pas donner aux pays les moyens de se défendre et de ne pas non plus encourager le dialogue avec certains des groupes armés.


[1] Achille Mbembe, « En Côte d’Ivoire, c’est une démocratie sans éthique qui se construit », interview par Sabine Cessou, Slate Afrique, juin 2011, www.slateafrique.com/2767/achille-mbembe-cote-d-ivoire-democratie-sans-ethique.

 

[2]Voir Patrick Chabal, « Pouvoir et violence en Afrique postcoloniale », Politique africaine, n° 42, juin 1991. Dans cet article, l’auteur fait la distinction entre violence active et violence passive. La violence active est la violence visible, celle qui se manifeste notamment sous la forme de rafle, détention, torture, abus de pouvoir, incarcération, exécution, etc. ; tandis que la violence passive, celle qui est cachée, est « la violence commise par défaut, simplement parce que 1’État est incapable de gouverner efficacement, incapable de faire face aux responsabilités qui lui incombent, à savoir (entre autres) gérer le patrimoine dont il possède le contrôle ».

[3] Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Niger, les quatre prisons du pouvoir », Marianne, janvier 2016, www.marianne.net/debattons/tribunes/niger-les-quatre-prisons-du-pouvoir

[4] Zeini Moulaye, Amidou Diabaté, Yaya Doumbia, Gouvernance de la justice au Mali, Friedrich Ebert Stiftung, novembre 2007, library.fes.de/pdf-files/bueros/mali/05525.pdf

[5] Le gouvernement du Niger a reconnu officiellement avoir négocié avec les groupes armés terroristes la libération des otages d’Arlit en octobre 2013, en bonne intelligence avec les autorités françaises ; et plusieurs médias, notamment la chaîne de télévision française France 2dans le cadre de son émission « Envoyé spécial », ont évoqué le paiement d’une rançon par la société Areva pour laquelle travaillaient les otages. Au Mali également, les autorités ont accepté plusieurs fois la libération des prisonniers des groupes terroristes contre des otages qu’ils détenaient.

[6]Depuis 2015, le Burkina Faso est devenu également un point chaud du conflit, avec l’apparition de groupes armés qui ont mené de nombreuses attaques, notamment dans les zones frontalières du Mali et du Niger.

[7] Les publications des jeunes Maliens et Nigériens sur les réseaux sociaux, notamment Facebook, témoignent clairement de la fièvre anti-impérialiste au sein de la jeunesse. Voir aussi : GRIP, Militaires occidentaux au Niger : présence contestée, utilité à démontrer, novembre 2016 (http://www.grip.org/fr/node/2134).


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