Ukraine

Contre l’impuissance

16/02/2023   Temps de lecture: 8 min

Préface au livre « Cette guerre ne s‘arrête pas en Ukraine » de Raúl Sánchez Cedillo.

Par Katja Maurer

Après un an de guerre d'agression contre l'Ukraine, il est clair que cette guerre est venue pour durer. Désormais, ce n’est plus une guerre entre pays, mais bien une guerre intra-impérialiste, dans laquelle la semi-périphérie russe revendique une place à la table des grands (Chine et États-Unis). A l'instar du 11 septembre 2001, elle modifie fondamentalement la carte politique planétaire. De même que la « guerre contre la terreur » a redistribué les cartes du bien et du mal et, par conséquent, les crimes dont on peut parler et ceux qui doivent être passés sous silence à jamais, cette guerre établit également de nouveaux standards.

Nous nous dirigeons vers un régime de guerre global qui partout compromet extrêmement le langage, les priorités politiques, la démocratie, la liberté et l'émancipation. A l'impuissance des positions émancipatrices face à la catastrophe climatique s’ajoute un autre choc et nous sommes amenés à nous interroger sur la manière dont nous pouvons encore aborder tout cela d'une manière critique. Déjà à présent, nous constatons que la guerre modifie tous les paramètres. Les objectifs de la politique climatique sont abandonnés sans états d'âme. La responsabilité historique du désastre écologique cède la place à une remise en question impitoyable de continents entiers en fonction des besoins en ressources des pays privilégiés. Le langage utilisé par les médias dominants pour évoquer la guerre nous rapproche de plus en plus de l'abîme d'une escalade militaire qui semble inéluctable. Au nihilisme néo-impérial russe s'oppose le rigorisme moral de l'Occident, qui définit le régime de Poutine, voire les Russes en général, comme le mal absolu. L'image de l'ennemi crée une cohérence interne et ouvre la voie à un autoritarisme que l'on prétend en fait combattre.

Le présent ouvrage de Raúl Sánchez Cedillo contextualise d'un point de vue historique et politique la guerre russo-ukrainienne face à ces simplifications propagandistes, sans pour autant recourir à la logique de la géopolitique. Selon Sánchez Cedillo, en arrivant au pouvoir, Poutine a mis en place un régime de guerre. Donc un régime qui se sert de la guerre et de l'ennemi extérieur pour créer une cohérence interne et aspirer à sa propre perpétuation. Que les services secrets russes, qui n’ont jamais assumé leur passé stalinien-totalitaire, y aient largement contribué, notamment en mettant en scène des attentats terroristes, est presque un lieu commun. La destruction de la capitale tchétchène Grozny et la mort d'environ 75 000 civils dans deux guerres menées par la Russie sont également inscrites dans ce style de régime de guerre poutinien. Dans le même temps, le régime a renforcé sa domination en réduisant progressivement les espaces démocratiques, y compris les possibilités pour des organisations comme Memorial de se pencher sur le passé stalinien et soviétique.

La « guerre contre la terreur » lancée en 2001 avait, à sa manière, instauré un régime de guerre à l'échelle mondiale et scindé le monde en deux parties : les amis et les ennemis. Rappeler cela, tout en analysant et d'un la construction de la société post-soviétique selon un néolibéralisme rigide et de deux, sa totale fragmentation, est l'un des mérites de l'ouvrage de Sánchez Cedillo. Il ne suffit pas, en effet, de se livrer à une psychologisation de Poutine et de son régime en les qualifiant de « mal radical » pour comprendre le monde dans lequel nous sommes parvenus malgré nous.

Aide et solidarité

medico international soutient des organisations partenaires locales en Ukraine. Pour la première fois de son histoire, cette organisation de gauche d'aide et de défense des droits de l'homme intervient non pas dans le Sud global, mais dans un pays d'Europe de l'Est dont le processus de transformation néolibéral a duré 30 ans et dans lequel, en raison de son histoire socialiste réelle, une idée émancipatrice internationaliste ne constitue pas vraiment un sujet d'actualité. En visitant Kharkov ou Kharkiv, la deuxième plus grande ville d'Ukraine située à 30 kilomètres de la frontière russe, en janvier 2023, nos collègues ont très vite réalisé que tant d'Ukrainien:nes méritaient que l'on parle d’elles:eux. Notre organisation partenaire « Mirnoe Nebo » (Ciel pacifique) est devenue en quelques mois, notamment grâce à notre soutien, la plus grande organisation d'aide locale dans la région de Kharkiv. D'une soupe populaire née dans l'urgence pour fournir des repas chauds à la population cherchant refuge dans le métro pendant les bombardements russes incessants du début de la guerre, elle est devenue en quelques mois une organisation comptant désormais plus de 200 employé:es. « Mirnoe Nebo » est ainsi devenue, bien malgré elle, un acteur important de l'action humanitaire, qui devra aussi être entendu lors de la reconstruction des zones dévastées à Kharkov et dans les autres villes où il œuvre. Le parallélisme entre la normalité, les plans et les mesures de reconstruction d’une part et d’autre part, d’une guerre aux dimensions imprévisibles devient évident dans l'est de l'Ukraine.

D'ici, plus on se déplace vers l'ouest, plus la guerre devient une impression fugace. Elle se manifeste par des tirs de roquettes réguliers mais isolés, par les coupures d'électricité imposées par le gouvernement comme mesure d'économie et par les postes militaires installés le long la route principale désormais bien aménagée. Plus on va vers l'ouest, plus ces postes militaires sont souvent décorés non seulement du drapeau bleu et jaune de l'Ukraine, mais aussi du drapeau noir et rouge des nationalistes ukrainiens. A Lviv, l’ancienne capitale impériale et royale, on en vient même à observer une certaine ambiance festive à l'ombre de la guerre, que la ville n'a plus connu depuis des décennies. Magnifiquement restaurée ces dernières années, elle connaît aujourd'hui un véritable essor. Les rues sont bondées de femmes faisant les boutiques, les cafés envahis de client:es, partout des hipsters, des féministes. Culture branchée et consommation vont de pair. Dans le sillage de la guerre, les prix de l'immobilier ont doublé. Des Ukrainien:nes privilégié:es se sont installé:es ici, les enfants peuvent réellement et pas seulement virtuellement aller à l'école et les familles ne sont pas contraintes de se séparer. Les hommes aptes au service militaire n'ont toujours pas le droit de quitter l'Ukraine. La guerre crée de nouvelles formes de société de classe.

Alors que les collègues de Kharkiv considèrent la politique en Ukraine comme une sale affaire, les syndicalistes du secteur de la santé que nous avons rencontré:es à Lviv espèrent que la guerre mettra fin à l'oligarchie. Ils:elles misent sur le nationalisme, qui pourrait déboucher sur une identité nationale commune. En tant que syndicalistes, ils:elles s'opposent à la poursuite de la dérégulation, comme la fin de la protection contre le licenciement par l'employeur qui vient d'être adoptée par le parlement de Kyiv. Selon eux:elles, le nationalisme ukrainien ne constitue pas un problème, mais une chance. Une position loin d'être inconcevable quand on a été pendant 30 ans aussi bien témoin oculaire que victime d'un processus de transformation qui, misant sur une privatisation radicale, a détruit toute confiance dans les pouvoirs publics.

Hélas, le nationalisme ukrainien ne connaît pas non plus la notion de plurinationalité. La voie empruntée par les Kurdes du Rojava, qui ont abandonné leur idée d'État-nation au profit d'une entité plurinationale et multilingue, ne semble pas non plus y représenter une perspective possible. Le titre d'un chapitre de Raúl Sánchez Cedillo, « Internationalisme ou barbarie », s'y heurterait sans doute à une incompréhension totale. Pourtant, la guerre fait rage et déploie toute son atrocité dans l'Est majoritairement russophone, tandis que l'Ouest de l'Ukraine, dès le déclenchement de la guerre, s'obstine à imposer totalement la langue ukrainienne. Une Ukraine démocratique, qui ne peut être que bilingue et qui fait face à son histoire complexe au carrefour des cultures et des empires, semble aussi improbable comme résultat de cette guerre que la paix mondiale que l'on nous promet en livrant des armes à l'Ukraine.

Le gouffre devant lequel se trouvent l'Ukraine et l'Europe est d’autant plus frappant que, manifestement, peu de gens réfléchissent à la manière de s'en éloigner. L'idée d'une paix constituante, proposée par Sánchez Cedillo, serait la perspective. Pour la mettre en pratique, il faudrait s'exposer à la réalité sans participer aux batailles médiatiques à forte charge morale qui, se prévalant purement et simplement de la vérité, font avancer l'Europe vers l'abîme.

La question est alors la suivante : en quoi consistent, y compris chez nous, les actes de résistance possibles face à un régime de guerre qui nous massacre et nous contraint à une partialité douteuse ? Raúl Sánchez Cedillo propose une forme d'exode. La manière dont nous sommes soumis et dont nous nous soumettons est un sujet de réflexion permanent et constitue, avant tout, le thème de ce livre dans le contexte de la guerre contre l'Ukraine. « Cette guerre ne s'arrête pas en Ukraine » : cette affirmation est une première approche aussi bien qu'une possibilité. D'autres suivront.

Traduction: Rajosvah Mamisoa

A l'occasion de l'anniversaire du début de la guerre en février 2023, medico a soutenu la traduction et la publication en allemand du livre de Raúl Sánchez Cedillo, « Cette guerre ne s'arrête pas en Ukraine », aux éditions transversal texts.


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