Les images étaient choquantes. Des combattants islamistes chantant « Dieu est grand », index levé, et détruisant les statues des Kurdes. Les soldats turcs faisant des gestes fascistes et criant des slogans de guerre ottomans. Un drapeau turc déployé sur le balcon de l’hôtel de ville alors que des chars allemands Leopard 2 parcouraient les rues de la ville. À Ankara, le commandant victorieux a baptisé cette journée « l’œuvre d’Allah ». Afrine, ville kurde de Syrie, venait de tomber. Après plus d’un mois, les forces aériennes turques et leurs bombardements constants avaient réussi à forcer la milice kurde YPG à battre en retraite. Confrontée à l’alternative d’un sanglant combat porte à porte qui aurait entraîné la destruction de la ville et la mort de milliers de civils, l’administration d’Afrine a décidé d’évacuer la population. Jusqu’à 250 000 personnes ont quitté la région et se retrouvent aujourd’hui déplacées.
La montagne des Kurdes
Jusqu’à sa conquête, la région d’Afrine était un îlot de paix et de rationalité au beau milieu de la guerre civile syrienne. Depuis des siècles, la région était connue sous le nom de « Kurd Dagh », ou « montagne des Kurdes », célèbre pour la beauté de son sommet et ses vallées fertiles. On estimait à plus de 13 millions le nombre d’oliviers à Afrine. Les Kurdes vivaient à Afrine depuis toujours, avec de nombreuses minorités religieuses – chrétiens et yézidis, mais aussi alévites de Turquie. Les déclarations du président turc Erdogan, qui prétend le contraire, sont de la pure propagande de guerre. Ce qu’il veut, bien évidemment, c’est redonner vie au vieux projet d’arabisation d’Afrine avec une composante islamiste. Est-ce par pure coïncidence qu’à Afrine les forces aériennes turques, au début de leur opération, ont commencé par détruire Ain Dar, un temple syro-hittite du 13ème au 8ème siècle avant J.-C. ? Non, bien sûr, ce que veut Erdogan, c’est détruire la diversité religieuse et culturelle de la région. Sa pensée, à ce sujet, n’est pas particulièrement différente de celle des Talibans, qui ont dynamité les bouddhas de Bamiyan, ou du groupe ISIS, qui a détruit les bâtiments préislamiques de Hatra et Palmyre.
Environ 3,5 millions de réfugiés syriens vivent en Turquie. Si, comme l’a annoncé Erdogan, la Turquie réinstalle une partie de ces réfugiés arabes sunnites dans des « zones protégées » nouvellement créées, comme celle d’Afrine, cela pourrait également expliquer pourquoi le gouvernement fédéral allemand est resté si étonnamment discret dans sa critique de la guerre d’Erdogan. Ainsi la sale besogne pourrait être payante aussi bien pour Berlin que pour Ankara. La soi-disant pression de la migration vers l’Europe pourrait se relâcher si les réfugiés syriens retournaient « en Syrie », et du point de vue de la Turquie, cela réduirait par ailleurs la part de la population kurde dans cette région frontalière. La région d’Afrine compte environ 360 villages kurdes. La proportion de Kurdes dans la population est plus élevée que n’importe où ailleurs en Syrie. Cette zone culturelle est aujourd’hui menacée par une arabisation forcée et, parallèlement, par la destruction du dernier territoire encore entièrement peuplé de yézidis.
La guerre à Afrine n’a aucune incidence sur la vie à Damas et n’a absolument rien à voir avec le changement de régime. La Turquie est sur la voie d’une expansion impérialiste et tout cela au vu et au su du grand public comme cela a rarement été le cas pour un pays membre de l’OTAN. Erdogan, le président turc, parle aujourd’hui d’Afrine comme Vladimir Poutine, en Russie, parle de la Crimée, en affirmant, sans la moindre retenue, que la région d’Afrine fait partie de la mythique « Pomme rouge », symbole de l’impérialisme ottoman. Les médias turcs à la botte de l’État publient des cartes intégrant non seulement des parties de la Grèce dans une future nouvelle Turquie, mais également l’ensemble du nord-ouest syrien, jusqu’à la frontière avec l’Irak, en faisant totalement abstraction de la population kurde. Les États-Unis, qui font stationner leurs forces avec celles du YPG kurde à environ 120 km à l’est d’Afrine, dans la ville arabe de Manbij, vont être forcés de choisir entre leur allié de l’OTAN, la Turquie, et leurs alliés kurdes de l’YPG.
Les droits des apatrides
L’histoire des Kurdes témoigne de ce que, au Moyen-Orient, la « realpolitik » peut être sordide. Les vainqueurs de la Première Guerre Mondiale ont ignoré les Kurdes en traçant, dans le sable, de nouvelles frontières après la défaite et l’effondrement de l’Empire Ottoman, créant ainsi les réalités d’États-nations qui perdurent jusqu’à aujourd’hui. En 1916, un traité secret entre la Grande-Bretagne et la France découpait non seulement les zones de population kurde mais concluait par ailleurs un accord colonialiste destiné à façonner l’histoire du Moyen-Orient. Pour stabiliser cet ordre nouveau, des régimes coloniaux ont été mis en place ou des monarchies ont été soutenues. Il s’en est suivi un modèle d’État-nation autoritaire, assimilatoire et misant sur la politique de développement, comme cela a été le cas en Irak et en Syrie – et récemment, aussi, en Turquie. Les régimes qui en ont résulté n’ont jamais véritablement souhaité faire de réelles concessions démocratiques.
Le Printemps Arabe a commencé en 2011 à ébranler le despotisme traditionnel dans les pays arabes. Presque partout, les protestataires luttaient contre les pressions socio-économiques telles que le sous-emploi, les inégalités sociales et la corruption universelle. Parallèlement, ils s’opposaient à la tyrannie arbitraire, aux violences policières et à des décennies de privation de droits politiques. Mais, il était question davantage . Dans bien des cas, les exigences sont allées au-delà des libertés civiques pour demander le droit à l’autodétermination interne et, avec, le droit à la diversité culturelle, ethnique ou religieuse.
Les flambées de violence en Syrie et en Irak montrent que la réponse au nationalisme arabe peut être non seulement l’émancipation démocratique souhaitée, mais aussi la réponse réactionnaire de l’Islam politique. Tout comme Bashar al-Assad, le président syrien, qui refuse toute remise en cause de sa philosophie politique, le fondamentalisme islamique ne peut accepter la diversité ethnique ou culturelle. C’est pourquoi « l’État Islamique » a détruit des temples préislamiques, a tenté d’éradiquer les Yézidis et est totalement opposé à une autonomie administrative locale pluriethnique et multiconfessionnelle telle que celle que les Kurdes tentent d’instaurer dans le nord-ouest de la Syrie.
L’expérience démocratique
En Syrie, les Kurdes constituent la plus importante minorité ethnique du pays. Le seul choix de cette population apatride a toujours varié de l’assimilation à la soumission, en Turquie comme en Syrie. Ils ont tenté de tirer parti du retrait du pouvoir central syrien pour réaliser leur projet d’autonomie. Pendant des décennies, les plus exclus de tous, les Kurdes de Syrie, ont constitué une société ouverte au cours de la guerre civile syrienne. Ils ont ainsi été amenés à aller à l’encontre de toutes les conventions. Afrine a été la première administration de l’histoire arabe à reconnaître les Yézidis comme communauté religieuse. Le kurde, mais aussi toutes les langues pratiquées dans le nord-ouest de la Syrie sont devenues des langues officielles. Les administrations municipales et régionales sont élues et la représentation est proportionnelle à la part des Kurdes, des Arabes, des Arméniens et des Araméens dans la population. Il existe un quota hommes-femmes de 50-50 pour tous les postes officiels.
La guerre d’Afrine est un témoignage particulièrement amer de l’hypocrisie politique des pays occidentaux libres quand il en va de la démocratie et de la liberté.
Les Kurdes de Syrie étaient bien utiles quand il a fallu sauver le monde et les Yézidis du soit disant « État Islamique » ( EI). Le monde occidental a loué leur courage à Kobané et les remercie d’avoir sauvé les Yézidis du Mont Sinjar, en Irak . Mais ce n’est pas pour autant que l’Ouest a défendu les droits des Kurdes contre l’invasion de l’armée turque. Et pourtant, la « question kurde » au Moyen-Orient n’est rien de moins que la question de l’avenir de la démocratie. La guerre de Syrie est arrivée depuis longtemps au « point zéro » d’un ordre mondial multilatéral dont l’échec trouve son reflet dans le fiasco total du Conseil de Sécurité de l’ONU. Les États-Unis sont présents en Syrie, mais se sont de facto retirés des négociations pour entrer dans une nouvelle forme d’isolationnisme. Ils laissent derrière eux un vide que viennent combler la Russie, l’Iran, la Turquie et les États du Golfe, qui déterminent ce qu’il adviendra de la Syrie en fonction de leurs intérêts géopolitiques. Si l’ordre ancien disparaît, il faudra renégocier les questions cruciales de protection, de sécurité et de liberté. Comment ceux qui cherchent à surmonter un certain étatisme, comme les Kurdes de Syrie tentent de le faire, peuvent-ils se protéger des puissances étatiques et internationales qui cherchent à les discriminer, les assimiler, voire les détruire ?
C’est dans la Syrie kurde que se décidera toutefois si – au moins au Moyen-Orient – la question de la démocratie pourra malgré tout être examinée une nouvelle fois en faisant abstraction des divisions religieuses et ethniques et du concept européen de nations et d’États-nations. Si, en fin de compte, tout ce qui devait rester pour les Kurdes était la soumission ou une lutte tenace pour l’indépendance nationale, le concept d’émancipation démocratique qui a vu le jour lors du Printemps Arabe serait de retour à sa case départ historique.