Rosalinda Tablang est directrice et coordinatrice de l'aide d'urgence de l'organisation partenaire de medico Samahang Operasyong Sagip (SOS). Ce réseau compte près d'une douzaine d'organisations membres, principalement issues du secteur de la santé, dont des syndicats, l'organisation nationale des infirmières et des organisations d'étudiants en médecine. Ces organisations s'occupent dans tout le pays de la prévention des catastrophes à l'échelle communautaire, de l'accès aux soins de santé, de l'aide d'urgence et de la reconstruction pendant et après les crises aiguës.
medico : En juillet, le typhon Gaemi a balayé les Philippines. La tempête a provoqué des inondations, des glissements de terrain et des crues subites. Plus de 200 000 personnes se sont retrouvées sans abri. Comment apportez-vous votre aide dans de telles situations ?
Rosalinda Tablang : Après Carina, le nom local de ce typhon, nous avons entre autres organisé une aide d'urgence dans les communautés marginalisées de l'agglomération de Manille, qui a été sévèrement touchée par les inondations. Nos membres ont fourni aux familles des produits de première nécessité, distribué des colis de nourriture et d'hygiène et se sont occupés d'abris provisoires. Certes, les inondations sont désormais en recul, mais leurs effets se font encore sentir partout. Une fois de plus, ce sont les personnes les plus vulnérables qui portent le plus lourd fardeau et sont livrées à elles-mêmes. En fait, nous arrivons toujours trop tard avec notre aide d'urgence.
Que veux-tu dire par là ?
Nous ne disposons que de peu de ressources et devons d'abord rassembler des moyens financiers et matériels en cas d'urgence. Cependant, notre approche vise avant tout à prévenir les situations d'urgence en mettant l'accent sur la préparation aux catastrophes au niveau communautaire. Nous voulons renforcer les capacités des communautés à se protéger contre les catastrophes et leurs conséquences. C'est ici, au niveau des communautés, que se trouve la première ligne de défense. Mais face à la multiplication des catastrophes, nous sommes de plus en plus sollicités pour assurer l'aide d'urgence. Notre travail est en outre entravé par l'existence de graves problèmes de droits de l'homme dans le pays. Nos possibilités d'apporter notre aide en tant que réseau de la société civile se réduisent de jour en jour.
Restons tout d'abord sur l'augmentation des événements climatiques catastrophiques. Peu de régions au monde sont autant exposées à la crise climatique que les îles philippines. Selon Greenpeace Philippines, le pays se trouve depuis longtemps dans une situation d'urgence climatique permanente. Qu'est-ce que cela signifie pour votre travail ?
En principe, nous devrions redoubler d'efforts pour trouver des ressources financières et matérielles au profit des communautés touchées. Or, nous savons que les mesures d'urgence ne peuvent pas résoudre les problèmes - surtout pas tant que la pauvreté chronique touche un si grand nombre de personnes dans notre pays. On ne compte plus les communautés en situation de vulnérabilité qui n'ont tout simplement pas les ressources nécessaires pour faire face aux catastrophes ou pour mieux se protéger en amont. Une grande partie de la population vit en dessous du minimum vital. Pour ces familles, il est difficile, voire impossible, de prévenir les catastrophes et d'y faire face. La situation est encore aggravée par le fait que de nombreux programmes gouvernementaux se font au détriment de la sécurité environnementale et de la protection de la population.
Peux-tu préciser ce point ?
Par exemple, l'extraction de matières premières cause des dommages considérables à notre environnement et donc aux personnes qui y vivent. Ailleurs, des terres agricoles sont transformées en projets résidentiels privés ou en zones commerciales grâce à la complicité de magnats du foncier et de politiciens - et cela a également des conséquences sur la protection contre les catastrophes. Le dernier typhon a provoqué des inondations massives dans la province de Bulacan. Cela ne serait probablement pas arrivé dans de telles proportions si des terres agricoles n'avaient pas été réaffectées à la construction d'un aéroport, modifiant ainsi la structure du sol et le cours du fleuve. En outre, de nombreuses communautés ont été déplacées pour le projet d'aéroport. Les Philippines comptent de nombreux cas de projets de développement agressifs de ce type.
Depuis deux ans, Marcos Junior, le fils de l'ancien dictateur, est président. Il s'est vanté de mener une politique en faveur de la population ordinaire et de respecter les droits de l'homme.
Sous le gouvernement Marcos, les projets de développement agressifs et destructeurs se poursuivent. Actuellement, le budget national pour l'année prochaine est en cours de négociation. Une part importante doit être consacrée à la construction de routes et de ponts. Le développement des infrastructures de transport est vanté comme une condition préalable au développement économique. Il faut toutefois se demander qui en profite réellement. Ce ne sont justement pas les gens ordinaires. Ce sont les entreprises et les grands groupes qui utilisent les routes pour transporter leurs produits et favoriser ainsi l'extraction des matières premières. Deuxièmement, la construction de routes est un domaine extrêmement corrompu. On peut partir du principe que 30 % des budgets finissent dans les poches des politiciens.
Jusqu'à récemment, le gouvernement se vantait d'avoir alloué quelque quatre milliards de dollars américains à 5 500 projets de protection contre les inondations. Or, aucune répercussion positive n'a été constatée à la suite du récent typhon. Une enquête est désormais en cours pour savoir où les fonds ont réellement été utilisés. Ces investigations ne permettent toutefois pas de faire payer les responsables ni d'initier des changements. Le président Marcos ne cesse d'invoquer le caractère irréversible du changement climatique. Certes, c'est un fait indéniable. Mais les dégâts occasionnés et la question de savoir si les gens peuvent se protéger contre les phénomènes météorologiques extrêmes sont des enjeux politiques. La référence à l'irréversibilité du changement climatique sert donc d'excuse pratique au gouvernement pour se soustraire à ses responsabilités et détourner l'attention de son incurie politique persistante.
Comment Marcos Jr. a-t-il pu remporter les élections de 2022 ? Son père, Ferdinand Marcos, a jadis gouverné par le biais de la loi martiale jusqu'à ce qu'il soit renversé et chassé du pays par un vaste mouvement de protestation en 1986. La corruption et les graves violations des droits de l'homme commises par la dynastie Marcos sont-elles oubliées ?
Il y a plusieurs raisons à la victoire de Marcos Junior. Peu après la chute de son père, les gouvernements qui lui ont succédé ont fait preuve d'une grande indulgence. Cinq ans seulement après leur fuite, les Marcos ont été autorisés à revenir aux Philippines. Ce qu'ils n'ont pas tardé à faire, étant toujours la famille la plus puissante du pays. Depuis, ils préparent leur retour au gouvernement. Pour y parvenir, ils ont notamment réécrit l'histoire de manière systématique : Les années de loi martiale sont tout à coup considérées comme « l'âge d'or ». Les projets d'infrastructure de cette époque ont été mis en avant, l'oppression et la corruption ont été minimisées. Tout cela relève d'un révisionnisme historique pur et dur, mais qui, il faut le reconnaitre, est absolument efficace. La question de savoir si Marcos Jr. a effectivement obtenu la majorité des voix lors des élections et si celles-ci se sont déroulées de manière équitable est controversée. De nombreux:euses expert:es soulignent le taux suspect de participation et la rapidité du décompte des voix. Certains rapports indiquent que des voix ont été achetées[1]. Mais il est également vrai que de nombreuses personnes ont cru aux promesses de Marcos Jr.
Il a par exemple promis de réduire le prix du kilo de riz à 20 pesos.
Oui - et aujourd'hui, le kilo de riz coûte 60 pesos. Il a promis beaucoup de choses. Dans son premier discours à la nation, il a annoncé que « demain serait un meilleur jour » pour les travailleurs du secteur de la santé. Il a affirmé qu'il ferait construire des établissements de soins de santé primaires dans tout le pays. Il a promis des soins de santé gratuits pour tous. Rien de tout cela n'a été réalisé. Selon les dernières données du ministère de la Santé, quatre communes sur dix ne disposent toujours pas de services de santé. Selon les derniers chiffres du ministère de la Santé, sur les 42 046 communes que compte le pays, seules 16 231 à ce jour disposent de dispensaires de base. Et même dans les établissements publics, il faut toujours payer de sa poche les prestations médicales - ou y renoncer parce qu'on ne peut pas se les permettre. Les paroles ne sont pas en accord avec les actes.
Le peuple perçoit-il cette contradiction ?
Beaucoup sont désabusés et regrettent d'avoir donné leur voix à Marcos Jr. Ils se sentent trahis. Mais le problème, c'est qu'il continue à se mettre en scène en tant que solutionneur de problèmes. En réalité, il fait autre chose : le gouvernement s'en prend à tous ceux et à toutes celles qui osent le critiquer. Pour ce faire, il se sert de lois adoptées sous les gouvernements précédents. De 2020 date une loi dite antiterroriste, dont les termes sont si vagues qu'ils permettent de mettre dans le même sac toutes les voix gênantes ou critiques, de leur coller l'étiquette de "terroristes" et de les accuser. Par ailleurs, il y a la loi sur la prévention du financement du terrorisme. Celle-ci est principalement utilisée contre les organisations non gouvernementales et les individus qui s'engagent en faveur de l'aide, de la protection de l'environnement ou des droits de l'homme et qui soutiennent les communautés marginalisées. Sur la base de cette loi, le Conseil national antiterroriste a par exemple fait geler les fonds du Citizens' Disaster Response Network, des Rural Missionaries of the Philippines et de l'organisation paysanne Amihan. Parallèlement, les membres du conseil d'administration de ces organisations sont ciblés. Les lois servent d'arme pour attaquer les activistes et les organisations de la société civile sous le couvert de la lutte contre le terrorisme.
La critique envers le gouvernement est très loin de ce qu’on peut qualifier de terrorisme. Comment réussisent-ils à lier les deux ?
En ayant recours à la stratégie du "red tagging" - on marque un individu comme "rouge". Autrement dit, tout individu ou toute organisation qui s'engage de manière critique est considéré comme proche du Parti communiste des Philippines ou d'autres groupes révolutionnaires. De là à les accuser de terrorisme, il n'y a qu'un pas. Tous les gouvernements récents ont adopté cette stratégie. Toutes les formes d'activisme ou d'engagement dans la société civile peuvent conduire à des accusations de terrorisme. Il y a quelques années, l'Alliance of Health Workers (Alliance des travailleurs de la santé) a par exemple été visée.
Dans quelle mesure le réseau SOS et toi-même êtes-vous concernés ?
Notre intention est de soutenir les personnes en détresse. De ce fait, notre situation est telle que nous pouvons à tout moment être surveillés ou qualifiés de terroristes, voire être accusés de soutenir des groupes révolutionnaires. Nous travaillons par exemple en étroite collaboration avec le Citizens' Disaster Response Network, dont les fonds ont été gelés suite à de telles accusations. En ce sens, la menace est réelle et palpable.
Vous apportez une aide que l'État refuse aux gens. Si vous ne faisiez qu'apporter une aide humanitaire et que vous vous taisiez pour le reste, vous seriez probablement plus en sécurité ?
C'est probable. Mais, nous sommes convaincus que l'aide d'urgence n'est que temporaire et ne peut pas résoudre les problèmes. Il est important que les communautés anticipent et se préparent en toute autonomie aux catastrophes imminentes. Et cela entre en conflit avec les projets de développement de l'État, comme je l'ai expliqué précédemment. Une partie de notre travail consiste à faire entendre les revendications politiques des personnes concernées et à les confronter aux responsables politiques. Nous refusons de nous laisser submerger par la peur. En collaboration avec d'autres organisations de la société civile, nous nous défendons, notamment par des moyens juridiques. Nous avons ainsi porté des cas de « red tagging » devant la Cour suprême pour contester les accusations. Cela porte parfois ses fruits. Récemment, la Cour suprême a statué en faveur d'une personne qui avait été qualifiée de terroriste. Cette décision est encourageante. Les batailles juridiques sont de longue haleine et leur issue est incertaine.
Quelles autres mécanismes de protection pourriez-vous mettre en place ?
Toutes les organisations sont tenues de se protéger le mieux possible contre les attaques de l'État. Et c'est aussi notre cas. Pour cela, nous devons renforcer notre réseau. Afficher un front uni dans le cadre d'alliances est un gage de protection. Par ailleurs, nous misons sur le lobbying, les mouvements de masse et les protestations publiques. Nous continuons à informer, à organiser des manifestations et à remettre en question la loi antiterroriste et d'autres mesures répressives. Nous espérons vivement que les bailleurs de fonds nationaux continueront à nous soutenir. Outre le soutien financier, nous avons également besoin de solidarité morale et politique. Celle-ci est essentielle, étant donné que nous sommes confrontés non seulement à des défis liés aux catastrophes, mais aussi à la répression politique.
Comment parvenez-vous à poursuivre votre travail face à toutes ces difficultés ?
Ce qui me donne de l'espoir, ce sont les réactions de ceux et celles que nous aidons. Ces personnes sont exclues et opprimées et doivent se débrouiller seules avec leurs problèmes, mais ne se comportent pas pour autant comme des victimes. Bien au contraire : ils participent activement à la prévention des catastrophes par leurs propres moyens et à la gestion collective des conséquences des catastrophes précédentes. C'est ainsi que nous devenons plus nombreux. Malgré les tentatives du gouvernement de nous discréditer, les communautés avec lesquelles nous travaillons nous soutiennent. Et c'est le plus important.
L’entretien a été réalisé par Karoline Schaefer et Tim Thiessen