Les options civiles rejetées à l’arrière-plan

Interview de Sabine Eckart, coordinatrice de projets medico pour l’Afrique occidentale, sur la crise du Mali

13/08/2013   Temps de lecture: 11 min

Depuis le début de 2012, d’importants événements se sont succédés au Mali. Le pays a d’abord été confronté à un soulèvement des Touaregs avant de subir, en mars, un coup d’État perpétré à Bamako, la capitale. Le nord du pays a ensuite connu une escalade de la terreur de la part de milices religieuses radicales, ce qui a entraîné la fuite de centaines de milliers de personnes. Cette difficile situation conflictuelle a également entraîné un changement des activités des partenaires de medico au Mali.

Quelles ont été les conséquences de l’escalade de la violence sur les efforts de la société civile en faveur de la démocratisation et sur les activités des partenaires de medico que sont l’AME (Association malienne des expulsés) et l’ARACEM (Association des refoulés d‘Afrique centrale au Mali) ?

{sabinejpg class="links"}Nos partenaires au Mali sont des organisations locales œuvrant avant tout pour les droits des migrants. À ce jour, l’AME a axé son action sur l’aide aux migrants de Bamako expulsés d’Europe et du Maghreb, alors que l’ARACEM a axé la sienne sur les populations non originaires du Mali, espérant aller en Europe mais bloqués ici. Après le coup d’État de mars 2012 et les événements qui ont suivi, ces deux associations ont réorienté leurs activités sur des questions concernant la situation générale au Mali et elles se sont politiquement engagées dans des groupes de la société civile.

Quels effets le coup d’État et l’intervention militaire sous commandement français ont-ils sur vos activités spécifiques ?

Les conditions et les priorités de nos activités ont changé. Au cours des derniers mois, les deux partenaires ont opérationnalisé leurs missions si bien qu’ils soutiennent désormais toutes les personnes déplacées contre leur gré. Après que des groupes religieux radicaux ont pris le contrôle du nord du pays, de nombreux migrants à destination du Maghreb sont restés bloqués ici. Ces populations sont particulièrement vulnérables car elles ne bénéficient d’aucun système de sécurité sociale dans la région. Très peu de temps après, en mars 2012, l’AME s’est rendu à plusieurs reprises dans la région pour faire un bilan de la situation. Grâce à ses contacts, elle a pu aider des migrants, essentiellement dans les régions frontalières avec l’Algérie et la Mauritanie. Depuis l’escalade militaire et l’intervention des forces armées, les expulsions du Maghreb et de l’Europe vers le Mali ont cessé. Auparavant, l’aide aux migrants expulsés était l’activité quotidienne de nos partenaires, l’AME et l’ARACEM. Aujourd’hui, toutefois, de plus en plus de Maliens déplacés à l’intérieur du pays viennent frapper à leur porte. L’engagement de ces derniers va de l’aide humanitaire à l’aide aux organisations locales de personnes déplacées dans le pays en passant par des activités politiques visant à protéger leurs droits.

Comment décririez-vous la situation des personnes déplacées dans le pays ?

Environ la moitié des personnes déplacées par les conflits (250 000) se sont enfuies en franchissant les frontières de pays voisins, essentiellement la Mauritanie et le Burkina Faso, où ils sont hébergés dans des camps et « administrés » de façon centrale. Ce qu’il y a de particulier avec la situation au Mali, c’est qu’il n’y a que très peu de camps de réfugiés dans le pays. Les exilés restés au pays (200 000 personnes) vivent essentiellement dans des familles d’accueil, avec des parents ou des amis qui, souvent, vivent eux-mêmes dans la pauvreté. Ces « solutions privées » masquent souvent la misère des réfugiés. Heureusement, au Mali, les vieux réseaux sociaux et les liens familiaux fonctionnent encore très bien.

Qu’implique cette situation pour les activités des partenaires de medico ?

Dans l’ensemble, la situation générale surpasse leur capacité et leurs moyens en les confrontant à des demandes et des attentes allant au-delà du possible. Ils sont quotidiennement confrontés à la misère mais ne peuvent apporter qu’une aide limitée. Malgré tout, ils font de leur mieux. medico a également fourni des fonds supplémentaires pour l’aide aux personnes déplacées dans le pays. Un moyen de faire face à cette surcharge consiste à définir des priorités.

Quel rôle l’héritage colonial joue-t-il dans la crise du Mali ?

L’État centralisateur à la française est un problème très sérieux en Afrique. Le Mali est un vaste pays extrêmement hétérogène où des intérêts et des traditions culturelles très différents doivent être conciliés. À la suite de la révolution de 1991, il y a bien eu des tentatives de décentralisation au Mali au début des années 1990 mais elles n’ont pas été menées à terme. L’influence des élites, qui ont tout fait pour conserver la structure centralisée, a été une des causes de cet échec. Il y avait une raison très simple à cela – il est plus facile de contrôler les ressources dans un État centralisés que dans une structure décentralisée.

Parlons un peu des ressources minérales. Au Mali et dans les pays voisins tels que le Niger, l’accès à ces richesses est-il un facteur à prendre en compte dans le conflit lui-même et dans la décision d’intervenir prise par la France ?

Si on examine la répartition des richesses au Mali et le rôle joué par les groupes internationaux qui s’approprient les richesses de la société en extrayant ces minéraux, on voit facilement où se situe le problème : 95 % des bénéfices tirés de l’extraction de l’or partent à l’étranger, seuls 5 % restent dans le pays et ce sont ces 5 % qui financent 70 % du budget national. La nouvelle ambition du Mali tient en partie à la distribution plus transparente et équitable des richesses nationales. Cela aurait des retombées positives sur l’ensemble du secteur tertiaire, y compris sur celui de la santé. Dans l’actuel conflit, le contrôle du nord du pays est un élément essentiel dans la mesure où on pense que cette région renferme de très importantes réserves de minéraux. Presque toutes les zones de prospection se situent dans le nord et de nombreux pays y sont actifs : la France, bien sûr, mais aussi l’Italie et l’Algérie. En plus des intérêts géostratégiques et en matière de politique de sécurité, par exemple garantir la sécurité des axes de transport, le contrôle de l’accès aux ressources minérales joue un rôle essentiel dans la dynamique interne et au niveau des interventions externes.

Même avant le coup d’État, les politiques prédominantes et la classe politique du Mali faisaient l’objet de critiques croissantes de la part de la société civile qui pointait du doigt l’inégalité des liens entre le pouvoir central et la « périphérie » et dénonçait la corruption. Le déploiement militaire risque-t-il d’affaiblir ce mouvement démocratique ?

Il est indéniable que l’intervention aura une incidence néfaste sur les efforts de démocratisation. La liberté de circulation et de réunion est restreinte par les acteurs militaires, si bien que les organisations de la société civile ne peuvent plus exprimer leur point de vue publiquement, comme avant. C’est ainsi que la « marche blanche » soutenue par nos partenaires a dû être annulée. La liberté de la presse est également restreinte. Pour les journalistes, l’accès aux zones de conflit est fortement limité et l’information ne parvient au monde extérieur que de manière très sélective. On peut dire, pour l’essentiel, que les débats sociaux se sont polarisés sur l’intervention. Les questions intérieures sont restées à l’arrière-plan de la question majeure – l’option militaire. Actuellement, il n’y a pratiquement aucune négociation sur les options civiles pour lesquelles les conditions ne semblent pas être réunies. Par ailleurs, l’intervention accentue considérablement le risque de mobilisation des radicaux religieux. Cela est évident en Mauritanie où des derniers gagnent massivement en popularité en tirant notamment parti de l’intervention au Mali voisin où le consensus social déjà précaire est exposé au risque d’une fragmentation accrue.

Donc, peut-on dire que l’intervention militaire menace de cimenter ou de légitimer les liens politiques existants ?

Oui, je le pense. Le système politique international s’appuie très fortement sur la représentation. Actuellement, le Mali n’est représenté que par un gouvernement de transition sans légitimité démocratique. Cette situation est très insatisfaisante. Il est également vrai que tous les efforts de réforme ont été refoulés au second plan car la seule chose qui compte actuellement est d’assurer le statu quo après le retrait des troupes françaises. Or il est indéniable que le statu quo est pire que la situation qui existait avant le coup d’État.

Même s’il est difficile de prévoir quoi que ce soit actuellement, quelles seront les prochaines étapes pour les partenaires de medico ?

Il leur faut avant tout poursuivre leurs activités et continuer d’exister dans ces nouvelles circonstances. Lors de notre dernière réunion au Mali en décembre 2012, il est clairement ressorti que la situation peut évoluer du jour au lendemain et que nos partenaires doivent faire preuve de souplesse pour adapter leurs activités. Actuellement, l’AME se prépare à étendre les mesures d’aide aux personnes déplacées à l’intérieur du pays internes et à leurs familles d’accueil. Cette aide n’est pas seulement matérielle. En substance, elle consiste à transformer l’empathie acquise en raison de leur propre expérience d’exilés en une approche impliquant des activités psychosociales. L’expérience individuelle et un contact étroit sont des facteurs qui caractérisent les organisations d’entraide et les distinguent des ONG professionnelles. L’AME et l’ARACEM ont créé des espaces de rencontre, d’aide ciblée et d’engagement politique.

Concrètement, comment se présente la situation ?

L’AME a compris très tôt qu’il ne suffisait pas d’offrir une aide humanitaire aux exilés internes et qu’il fallait renforcer leurs structures d’entraide. De fait, ils se sont organisés en groupes communautaires d’entraide à Bamako et l’AME s’efforce de les aider dans leur initiative et les pousse à dialoguer avec la population locale de Bamako pour la sensibiliser et l’aider à comprendre la situation des personnes déplacées. Le but est de faire évoluer le travail avec les groupes d’entraide vers le dialogue, grâce à des manifestations publiques, au travail de presse et aux rencontres individuelles.

Quelle action l’ARACEM mène-t-elle, en tant qu’association de migrants non maliens, dans cette situation?

Il est intéressant de noter que ce que fait actuellement l’AME avec les personnes déplacées à l’intérieur du pays rappelle fortement ce qu’elle faisait, il y a des années, avec l’ARACEM. À l’époque, l’ARACEM était une organisation d’entraide très précaire qui essayait d’exposer clairement ses intérêts et de créer un réseau de soutien mutuel. L’AME l’a aidée dans ses efforts et la réussite de l’entreprise est aujourd’hui évidente – en 2012, avec le soutien de medico, l’ARACEM a elle-même fourni une aide d’urgence aux personnes déplacées à l’intérieur du Mali. Ainsi, le groupe de Bamako a distribué du matériel d’aide d’urgence, ce qui a donné lieu à un élan de reconnaissance local alors que depuis quelques années régnait un climat de méfiance croissante à l’égard des étrangers, comme jamais auparavant au Mali. Dans ces circonstances, l’ARACEM s’est montrée solidaire des Maliens exilés et, du coup, s’est intégrée plus fortement dans la société malienne. C’est-là un exemple de résultat positif en plein milieu d’une crise majeure.

**En 2012, medico a offert un soutien qui s’est élevé à 79 000 euros à l’AME et l’ARACEM, nos partenaires au Mali. **


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