Le gouvernement russe a décidé de prendre tous les risques. Spoutnik 5, le premier vaccin contre le coronavirus à avoir été approuvé au niveau national a immédiatement attiré de vives critiques à l’échelle internationale. En effet, aucune donnée transparente n'a été rendue publique et l‘importante phase 3 de développement vient seulement de commencer. Nul ne sait si ce "moment Spoutnik" ne se transformera pas en "désastre Challenger" pour Poutine, si le vaccin s'avérait moins efficace voire provoque de considérables effets secondaires. Or, parallèlement, les pays font déjà la queue pour le tester et l’utiliser. Le président philippin Duterte veut être le premier à le tester personnellement. À ses dires, si le vaccin le protège, il sera efficace pour le pays tout entier. Lui aussi mise sur une solution nationale.
Ce nationalisme en matière de vaccin contredit l’esprit d’un bref "printemps de la solidarité" inauguré par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Commission européenne, lorsque le 4 mai 2020, elles ont appelé en grande pompe à une collecte mondiale de fonds commun pour lutter contre le coronavirus. A ainsi été collecté le montant impressionnant de 15,9 milliards d'euros, dont près de la moitié par le "Team Europe" – composé de la Commission européenne, des États membres de l'UE et de la Banque européenne d'investissement. L'événement est d’autant plus mémorable grâce à la déclaration solennelle d‘Emmanuel Macron et d‘Angela Merkel : un vaccin contre le coronavirus doit être classé "bien public mondial". La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a quant à elle souligné que "les gouvernements et les organisations mondiales de la santé s'unissent dans la lutte contre le coronavirus".
À les entendre, l’accent serait mis sur solidarité. Quelques jours auparavant, l'OMS avait présenté son "Dispositif pour accélérer l’accès aux outils de lutte contre la Covid 19“. Il s’agit d‘une structure ambitieuse regroupant les principaux partenariats mondiaux en matière de santé, dans le cadre de laquelle la mise au point de vaccins, de médicaments et de diagnostics ainsi que leur achat et leur distribution devraient être accélérés et coordonnés. Autre objectif, ne pas reproduire l'expérience de la pandémie de grippe H1N1 en 2009 : la course à l'accès au vaccin ne doit pas se répéter, les pays solvables étant les gagnants tandis que les pays les plus pauvres sont approvisionnés en "restes humanitaires" par l'OMS.
Le gouvernement américain a quitté ladite alliance mondiale à un stade précoce en lançant publiquement un programme national de vaccination pour les entreprises pharmaceutiques nationales. L'opération Warp Speed, d'une valeur de dix milliards de dollars US, a pour mission de développer et de produire des centaines de millions de doses de vaccins d'ici janvier 2021 au plus tard, pour subvenir aux besoins nationaux tout d’abord, ensuite volontiers à celui du reste du monde. Cela étant, les États-Unis ne sont pas les seuls à s'être distancés du dispositif ACT. Ni le gouvernement russe, avec son Spoutnik 5, ni le gouvernement chinois, qui promet également un succès rapide de ses propres mises au point de vaccins, n'ont jusqu'à présent rejoint l'initiative d'accélération de l'OMS. L'Inde se tient également à distance, une attitude d’autant plus lourde de conséquences quand on sait que la production de vaccins y est actuellement la plus importante de l’hémisphère Sud.
Solidarité, le temps d’un été
L'appel à la solidarité mondiale n'a donc duré que brièvement. Et à chaque nouvelle annonce d'un candidat vaccin prometteur, la façade continue de s'effriter. Il est de plus en plus évident que les capacités de production mondiales sont également limitées et ne pourront peut-être pas être augmentées aussi rapidement. Ainsi se produit précisément ce que l'initiative de l'OMS tente de prévenir. À l’instar du gouvernement américain, l’Alliance du vaccin inclusif, regroupant l’Allemagne, la France, l’Italie et les Pays-Bas, a également conclu avec des entreprises pharmaceutiques ses propres accords en matière de garanties d'achat et de quantités de livraison pour les vaccins candidats retenus. La Commission européenne a repris les négociations en cours avec Sanofi-GSK. Il est vrai que les personnalités politiques comme von der Leyen aiment prononcer des phrases comme "personne n'est en sécurité tant que tout le monde ne l'est pas". Mais quand il s'agit de sortir de la crise sociale et économique le plus rapidement possible, leurs propres citoyens leur sont finalement un peu plus proches que la communauté mondiale.
C’est ainsi que "COVAX Facility", la partie vaccins du dispositif ACT, organisée par l'OMS en collaboration avec l'Alliance mondiale pour les vaccins et la vaccination (GAVI) et la Coalition for Epidemic Preparedness Innovations (CEPI), n’avance qu’à l’allure d’un escargot. Peu de progrès ont été réalisés en vue de créer une "communauté d'achat et de distribution" mondiale pour les vaccins Covid19 efficaces. COVAX se concentre actuellement sur un portefeuille de neuf candidats vaccins issus de différentes classes de vaccins (ADN/ARN messager, vecteurs viraux, protéines). Les accords passés avec les instituts de recherche et les entreprises qui produisent ensuite les vaccins aux États-Unis, en Europe, en Chine et en Australie sont censés réduire au minimum le risque d'avoir finalement misé sur le mauvais cheval. Cette coopération multinationale devrait par ailleurs permettre d’avoir un produit moins cher que si chaque pays avait négocié avec les fabricants. Elle s’inspire du Fonds mondial dans l'achat groupé de médicaments contre le Sida.
En signe de solidarité mondiale dans la crise de la Covid 19, le dispositif COVAX est destiné à aider les pays ayant le moins de moyens financiers à obtenir le vaccin grâce à des fonds provenant des budgets de développement nationaux et mondiaux. Or, aucun engagement financier contraignant n'a été pris à ce jour. Parmi les 44 pays qui ont au moins laissé entendre une contribution au budget et s’y sont engagés publiquement, ne figure aucun pays financièrement solide, disposant de ses propres capacités de production de vaccins – tels que les poids lourds au sein de l’UE que sont la France, l'Italie et l'Allemagne. Fin août, la Commission européenne a au moins osé sortir du bois et promis d‘allouer au dispositif COVAX la somme de 400 millions d'euros de la part du "Team Europe" - soit seulement 2,5 % des 16 milliards d'euros qu’elle attribue à la Réponse globale au corona.
Tous les pays ne seraient pas logés à la même enseigne par rapport au dispositif COVAX. Il est vrai que le plan de distribution mondiale d'un vaccin prévoit, dans un premier temps, l'approvisionnement simultané de 3 % de la population, qui devrait comprendre en priorité les "personnes clés indispensables", c'est-à-dire les professionnels de la santé, les infirmiers et autres. Ensuite seront vaccinés par tranches successives 20 % des populations respectives, en particulier les groupes à risque tels que les personnes âgées et celles atteintes de maladies chroniques. Cependant, un approvisionnement prioritaire est d’ores et déjà octroyé aux pays à même de payer par leurs propres moyens tandis que les pays dépendant des fonds d'aide doivent attendre que des quantités correspondantes puissent être produites et payées. En route vers l’approvisionnement généralisé, les écarts se creusent car les disponibilités ne seront pas les mêmes pour tous.
Il n'est pas non plus certain que GAVI ait réellement la compétence nécessaire pour négocier avec succès avec les sociétés pharmaceutiques. Le fait que les fabricants soient également représentés au conseil d'administration de l’alliance et y dispose d‘un siège et d‘une voix a été et est toujours très critiqué. L'expérience des négociations sur le prix et l'approvisionnement des vaccins antipneumococciques - le projet phare de GAVI - soulève des doutes : même après des années, il n'y a pas de réelle concurrence des prix entre les quelques fabricants existants ; les marges sont énormes.
Des approches égoïstes, nuisibles à tous
Dans tous les cas de figure, le dispositif COVAX n'est donc qu'un modèle de "solidarité light". Pourtant, même un tel modèle ne trouve pas à l’échelle globale un appui suffisant, six mois après le début de la pandémie. Bien au contraire, la concurrence et les accusations mutuelles s'intensifient. Les gouvernements américain et britannique accusent la Russie et la Chine de vol de données sur les vaccins. Il peut être commode pour les États européens de pointer du doigt le président américain et sa politique de "l'Amérique d'abord". Pour autant, ils n’aiment pas qu'on leur rappelle qu'ils ne respectent pas leurs propres engagements. Il est probable que l'approche égoïste de la lutte contre la pandémie entravera les solutions à long terme, même pour les États technologiquement avancés. En effet, les chaînes de production et d'approvisionnement sont mondialisées depuis longtemps, et cela vaut aussi pour la production de vaccins. Ainsi, même des États comme les États-Unis sont tributaires de contrats commerciaux et d'approvisionnement sûrs. Un pays peut certes se protéger mais il reste dépendant du monde en termes de débouchés et de fournisseurs. Une "île des bienheureux", si tant est qu‘un tel endroit existait, subirait aussi les impacts d’une longue récession mondiale due à une pandémie persistante.
Début août, le directeur général de l'OMS, le Dr Tedros, a souligné une fois de plus qu'il n'y aura probablement pas de "solution miracle", c'est-à-dire un vaccin efficace à 100 % sur tout le monde. C'est l'une des raisons pour lesquelles tout acteur averti a " intérêt " à systématiquement s'appuyer sur la coopération. Le fait que le gouvernement allemand ne soit visiblement impliqué ni dans l'initiative COVAX ni dans l‘outil de brevets technologiques Covid19 en faveur de la connaissance mondiale en matière de santé montre à quel point son rôle de "champion mondial de la santé" autoproclamé est discutable.
Paru en allemand en septembre 2020.
Traduit par Mamisoa Rajosvah.
Andreas Wulf
Dr Andreas Wulf est médecin et a rejoint en 1998. Il est le représentant de Berlin et travaille sur les questions de santé mondiale.