Rojava

Perspective Rojava!?

05/08/2024   Temps de lecture: 13 min

La structure de l’administration autonome établi dans le nord de la Syrie se bat pour sa survie. Un récit de voyage. Par Anita Starosta.

À la mi-avril, lorsque j’ai franchi l’unique frontière qui sépare le nord-est de la Syrie du côté irakien, la frappe massive de l'Iran contre Israël avec plus de 300 drones n’avait eu lieu que quelques jours auparavant. En route vers Israël, plusieurs de ces drones ont touché d'autres cibles, dont l'ambassade américaine à Erbil, dans le nord de l'Irak. C'est de là que partent généralement tous les voyages vers les zones de l'administration autonome, appelée Rojava en kurde. Le Rojava couvre un tiers de la Syrie, ce qui signifie qu'une plus grande partie du pays est sous l'administration d'un gouvernement démocratique et multiethnique.

Les effets de la guerre de Gaza ne sont pas les seuls à se faire sentir à Erbil. Le rapprochement du gouvernement turc, tant avec Bagdad qu'avec le gouvernement autonome kurde, progresse lui aussi inexorablement. Dans quelques jours, l'autocrate est attendu à Erbil - des images de la célèbre citadelle de l'époque néo-assyrienne enveloppée dans le drapeau turc me parviendront plus tard. La visite turque et l'hommage rendu à Erdoğan par le gouvernement autonome du chef féodal Barzani marquent tous deux le début d'une nouvelle alliance militaire qui a été forgée afin de pouvoir agir ensemble contre la guérilla kurde au nord.

Plus qu’une frontière ouverte

Pendant ce temps, au poste frontière de Sêmalka règne une activité intense et grouillante. Des personnes âgées, des jeunes et de nombreuses familles avec des enfants en bas âge portent de lourds bagages dans un hall d'enregistrement et font régulièrement la queue devant différents guichets. Je fais de même. Beaucoup tiennent dans leurs mains des passeports européens ou d'autres passeports étrangers. Plus de cinq millions de Syrien:nes vivent désormais en exil, contraint:es à partir par la guerre et la violence.

Les voyageur:euses qui me précèdent dans la file d'attente veulent voir une dernière fois leur père gravement malade ou retrouver enfin des parents qui ont eu trop de peine à fuir la région en guerre il y a des années. Dans toutes les conversations, nous en venons rapidement à parler des mauvaises conditions de vie dans le nord-est de la Syrie. Même si l'ambiance dans la salle d'attente est plutôt détendue à l'idée des retrouvailles à venir de l'autre côté, tou:tes les voyageur:euses sont uni:es par l'inquiétude quant à ce qui les attend. Tou:tes sont conscient:es de la guerre et de la pénurie d'approvisionnement. « Nous avons des médicaments et d'autres matériaux utiles dans nos bagages », m'explique une jeune mère qui vivait autrefois à Qamişlo et qui a trouvé un nouveau foyer à Cologne, en ouvrant pour preuve un sac à dos bien rempli. Je m’installe enfin dans un minibus bondé qui nous fait traverser le fleuve déchaîné du Tigre sur un précaire pont flottant.

Après une procédure similaire au poste frontière de l'autogestion - au lieu du portrait de Barzani, c'est celui d'Öcalan qui est accroché dans les bureaux, et les collaborateurs:trices m'accueillent aimablement - je poursuis ma route vers Qamişlo. Les partenaires de medico m'y attendent. Dès les premiers kilomètres, un char américain, drapeau hissé et reconnaissable de loin, vient à notre rencontre. La géopolitique est omniprésente dans le nord-est de la Syrie. Les convois militaires américains ou russes, les innombrables bases militaires ou encore la frontière turque ornée de drapeaux surdimensionnés nous rappellent à chaque instant à quel point la région est convoitée. Aussi absurde que cela puisse paraître : Jusqu'à aujourd'hui, l'armée américaine est le principal garant et partenaire de l'autogestion.

Depuis la lutte commune contre l'Etat islamique (EI), que les unités d'autodéfense kurdes ont remportée au prix de lourdes pertes avec le soutien de la coalition anti-EI, l'armée américaine et les unités kurdes sont liées par un partenariat étroit, mais aussi fragile. Au vu de la possible réélection de Donald Trump, beaucoup se demandent toutefois si les troupes américaines ne vont pas se retirer, comme en 2019. A l'époque, la Turquie avait saisi l'occasion et occupé une bande frontalière autour de Serekaniye. Des centaines de milliers de personnes ont été déplacées. À l’époque, l'administration autonome avait appelé le régime syrien à l'aide. Depuis, la Russie est également devenue un acteur géopolitique dans la région. Le Rojava est la région où le monde se rassemble.

Le minibus du Croissant-Rouge kurde continue de rouler sur la route poussiéreuse et défoncée. Nous sommes rapidement absorbés par la discussion. Je ne suis pas étonné lorsqu'on me dit que depuis l'attaque du Hamas le 7 octobre et la guerre qui s'en est suivie contre la population palestinienne, la situation politique a également changé au Rojava. Les milices iraniennes dans le nord-est de la Syrie sont désormais plus actives, attaquent régulièrement des stations militaires américaines et contribuent à déstabiliser toute la région. Quel serait l'impact d'une éventuelle élection de Trump ? Tous les passagers s'accordent à reconnaître l'importance de chaque base américaine en ces temps de fragilité au Proche-Orient.

Sous le feu de l’ennemi

Comme si cela ne suffisait pas, le gouvernement turc a changé de stratégie l'année dernière et commencé à détruire des infrastructures d'importance systémique avec des tirs de missiles et l'utilisation ciblée de drones. Parmi celles-ci se trouvaient une centrale électrique essentielle à l'approvisionnement de la population ainsi que des installations de traitement du pétrole. Depuis des mois, la fourniture d'électricité et d'eau n'est plus assurée. Entre-temps, près de 90 pour cent de l'infrastructure a été détruite et une reconstruction semble quasiment impossible. Des milliards de dollars devraient être investis, et les pièces de rechange manquent partout. L'organisation kurde de défense des droits de l'homme Right Defense Initiative (RDI) documente l'ampleur des attaques afin de pouvoir un jour obtenir justice. Pour cela, elle collabore désormais avec les autorités pénales internationales.

Entre-temps, nous sommes arrivés à Qamişlo. Le voyage proprement dit commence à alors ; au programme, la visite de projets d'infrastructures civiles, d'institutions sociales et d'organisations de défense des droits de l'homme. La plupart des commerces et des institutions que je croise s'approvisionnent en électricité grâce à des générateurs bruyants et sales ou à de petites installations solaires. Les coupures de courant rythment le quotidien du Rojava - une conséquence directe des frappes turques sur les infrastructures.

Pour que je puisse me faire ma propre idée de la destruction, les collaborateurs:trices du RDI prévoient de m'emmener visiter des lieux qui ont été bombardés : Nous voulons nous rendre à la centrale électrique de Siwêdiyê, à une station de gaz et à une imprimerie à Qamişlo. Tous servent à des fins civiles, et selon le droit international en vigueur, la destruction ciblée d'infrastructures civiles constitue un crime de guerre. Mais le matin du circuit prévu, je reçois un message Whatsapp du responsable de l'organisation : « Alerte aux drones ». Nous devons annuler les visites. Le système de sécurité de RDI fonctionne. Il serait trop dangereux de se rendre maintenant à des cibles potentielles. Il y a deux jours seulement, un drone turc est tombé sur un champ de pétrole. Rien qu'en 2024, la Turquie a tué 28 personnes et en a blessé 44 autres lors de 103 attaques par drones.

Nous décidons de nous rendre dans d'autres sites affectés, où nous nous sentirons plus en sécurité. À Qamişlo, nous prenons rendez-vous dans le seul centre de dialyse de la région ; nous y rencontrons la directrice, Gulîstan. Le 24 janvier dernier, elle se trouvait sur les lieux lorsque le centre a été bombardé. Avec elle, il y avait 20 patient:es et huit soignant:es dans le bâtiment. Les attaques visaient l'installation située derrière le bâtiment, dans laquelle on produisait de l'oxygène et le mettait en bouteille. L'installation est désormais complètement détruite ; les machines ont été perforées et les récipients de stockage éparpillés.

Gulîstan ramasse des éclats d'obus sur le sol et me les dépose sur la main. Elle raconte la nuit où les attaques ont eu lieu. Bien que tou:tes les patient:es aient pu être mis:es à l'abri des attaques, deux personnes sont mortes dans les jours qui ont suivi faute d'avoir pu continuer à recevoir des soins. Pendant un mois, le centre de dialyse a dû cesser complètement ses activités et aujourd'hui, il ne fonctionne que dans une certaine mesure. En réalité, on y prend en charge jusqu'à 70 patient:es et effectue 600 dialyses par mois. L'oxygène nécessaire à la thérapie doit désormais être fourni par des entreprises privées, ce qui revient extrêmement cher et à la différence d'autrefois, doit souvent être payé par les patient:es eux:elles-mêmes.

Gulîstan regarde dans notre direction. « Nous ne pouvons pas reconstruire le système d'oxygène », dit-elle, impuissante. « Nous n'avons ni les moyens ni les pièces de rechange nécessaires pour cela. Certain:es patient:es vont mourir et nous ne pouvons rien y faire ».

Nous poursuivons notre route pour rendre visite aux parents de Berivan Mihemed. Ils habitent dans un quartier animé de Qamişlo. Un vieil homme en costume nous ouvre la porte et nous fait traverser la cour jusqu'au salon. C'est le père de Berivan. Très vite, il se met à parler de sa fille unique, dont il était si fier ; c'est avec grand peine qu'il trouve les mots pour exprimer le grand vide que la mort de celle-ci a laissé dans la famille. Berivan avait la vingtaine, elle travaillait depuis cinq ans dans l'imprimerie de Qamişlo et imprimait des magazines, des livres et des manuels scolaires. « Elle voulait soutenir notre famille avec ce travail. Elle voulait améliorer un peu notre quotidien laborieux », raconte le père d'un ton hésitant. Il se souvient encore très bien comment, après les attaques nocturnes du matin du 25 décembre 2023, il est monté sur le toit-terrasse et a vu des volutes de fumée s'élever à l’endroit de l’imprimerie. Se précipitant dans les escaliers, il a sauté dans sa voiture et a démarré. Mais il est arrivé trop tard. Le bâtiment était complètement détruit, sa fille était déjà à l'hôpital. Là-bas, plus rien n'a pu être entrepris pour la sauver et quand il est arrivé, sa fille était déjà morte.

La mère de Berivan se joint à nous. Elle présente une photo. Des larmes coulent le long de ses joues. Le chagrin est profond. « La justice peut-elle exister ? Où pouvons-nous la trouver ? », demande-t-elle, connaissant probablement déjà la réponse.

En dehors de la Syrie, presque plus personne ne regarde vers le Rojava, où d'innombrables crimes continuent d'être commis. Ils se poursuivront encore de longues années sans attirer l'attention ou être élucidés.

Le soutien fait défaut

Nous quittons la maison pour nous rendre à l'organisation d'aide d'urgence du Croissant-Rouge kurde (KRH), qui a pu ouvrir le premier atelier civil de prothèses en 2023. Des milliers de personnes qui se sont vu amputer d'un membre pendant la guerre y reçoivent des soins. Le siège du KRH se trouve dans le même bâtiment. C'est d'ici que sont planifiées les interventions, gérés les projets et coordonné:es plus de 1000 collaborateurs:trices dans tout le nord-est de la Syrie. Sur le terrain se trouvent deux bâtiments plus imposants, équipés pour prendre en charge les grands brûlés et les malades du cancer. Mais ils sont désormais hors service - les bailleurs de fonds internationaux se sont retirés malgré d'autres accords. Ce projet d'aide n'est pas le seul à être à l'arrêt.

Les conséquences de la réduction des fonds internationaux pour les projets d'aide et les personnes dans le besoin deviennent particulièrement évidentes alors que je visite le camp de réfugié:es « Washokani », près de Hasakeh. C'est là que vivent depuis 2019 près de 17 000 personnes originaires de Serêkaniyê et des environs. Elles ont été contraintes à l'exil suite aux attaques de l'armée turque. Le KRH y gère une clinique « Primary Health » et se charge des soins de santé de base. Jusqu'à présent, les cas d'urgence immédiate ont toujours été transportés à l'hôpital sous contrôle du régime syrien à al-Hasaka. Cette localité bénéficiait d'un accord avec l'Organisation mondiale de la santé (OMS) ainsi, les hôpitaux y sont bien mieux équipés. Or, ce programme a lui aussi été suspendu. Il en va de même pour les prestations de santé dans le camp d'al-Hol. Dans ce camp fermé vivent 50 000 personnes, presque toutes liées à l'EI. On ignore totalement comment les urgences seront prises en charge à l'avenir.

« Les bailleurs de fonds internationaux nous disent qu'il ne leur reste plus d'argent », rapporte plus tard Dilgesh Issa, le directeur du Croissant-Rouge kurde. « On nous dit qu'on en a besoin ailleurs. Nous le comprenons certes, mais ici aussi, la situation humanitaire est plus dramatique qu'elle ne l'a été depuis longtemps ».

Des rapports indépendants étayent ses propos. Le manque d'approvisionnement a également des répercussions dans le domaine de la santé ; au début de l'année, le Conseil des droits de l'homme de l'ONU a constaté une crise humanitaire. De nombreuses blessures et maladies sont dues à un approvisionnement insuffisant, qu'il s'agisse du choléra dû à l'eau contaminée ou de brûlures dues à la réutilisation constante de vieilles bouteilles de gaz. Le prix du gaz a été multiplié par dix si bien que l'on s'efforce de trouver des alternatives moins chères.

Les couleurs s'estompent

Après avoir passé plus d'une semaine dans la région, je reprends le chemin de la frontière. La route que nous empruntons est presque parallèle au mur frontalier érigé par la Turquie en 2017. Le drapeau turc flotte intrusivement, et sans le mur, les villes de l'autre côté ne seraient qu'à quelques minutes de route. L'état du projet démocratique d'autonomie dans le nord et l'est de la Syrie n'est pas au beau fixe. Coincée entre les intérêts géopolitiques et les fanatiques islamistes, l'administration autonome ne bénéficie pas d'un statut reconnu par le droit international qui lui permettrait pourtant de négocier son propre avenir sur la scène diplomatique internationale.

Les couleurs de la révolution s'estompent considérablement. Bon nombre de personnes ont désormais perdu leur force; l'élan démocratique et l'espoir d'une vie meilleure se sont évanouis.  Face à l'impasse et à l'impuissance, la fuite vers l'Europe apparaît pour beaucoup comme la seule perspective de survie.

Je garde néanmoins en mémoire quelques discussions avec des personnes qui ne se laissent pas intimider et qui veulent s'accrocher aux acquis démocratiques. Comme l'a formulé Ewa Pirosî, responsable de la commission des femmes, lors d'un dîner commun : « Personne ne peut nous enlever l'expérience d'avoir façonné nous-mêmes une société, dans la dignité et la reconnaissance. Nous nous sommes battus pour obtenir des droits que nous ne sommes pas prêts à céder. Cette expérience nous portera très longtemps. »

Ce texte est paru pour la première fois le 26 juillet 2024 dans la nd.


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