Par Yassin al-Haj Saleh
Jusqu'à encore récemment, la plupart des Occidentaux semblaient croire que la guerre russe en Ukraine était qualitativement très différente de celle qui se déroule en Syrie depuis six ans et demi. Alors que l'indignation internationale face à l'invasion de l'Ukraine est grande et que les pays européens fournissent des armes, aucun pays occidental n'a condamné de cette manière la guerre de la Russie en Syrie ou n'y a exigé le retrait des forces armées russes. La guerre contre le terrorisme, implicitement comprise comme une guerre contre l'islamisme militant, a créé en Syrie une base commune entre les États-Unis, l'Europe et la Russie. Cette base est également partagée par de nombreux régimes autoritaires et cleptocratiques de la région, ainsi que par Israël. C'est à peine croyable, mais même parmi les intellectuels et les organisations de défense des droits de l'homme, aucune voix ne s’élève guère pour dénoncer cette guerre destructrice et sans fin. Des autorités de gauche comme Noam Chomsky contestent même que la guerre russe en Syrie soit impérialiste parce que les Russes y soutiennent le « gouvernement » [1]. Comme si le « gouvernement » ne menait pas une guerre civile permanente contre la majorité de la population. Comme s'il ne s'agissait pas d'un génocide. Et ces mêmes intellectuels soutiennent désormais fermement le droit de l'Ukraine à se défendre - mais pas celui des citoyens de Syrie.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, jamais le risque de guerre entre l'Occident et la Russie n'a été aussi probable que maintenant. Parallèlement, les États-Unis et la Russie n'ont jamais été aussi proches que depuis l'accord sur les armes chimiques en septembre 2013. En d'autres termes, il y a deux Russies en Syrie, une Russie américaine et une Russie russe. Quoi que la seconde ait pu entreprendre en Syrie, la première l'a en substance accepté. Reste à savoir si cette fraternisation impérialiste sera sérieusement endommagée par l'invasion de l'Ukraine. Pour ma part, le doute est permis.
Syrie ou l'effet stimulateur
En Syrie, la Russie poursuit depuis 2015 une guerre lancée il y a plus de dix ans par un régime génocidaire contre ses sujets rebelles. En Ukraine, pays voisin de la Russie contrairement à la Syrie, la guerre est dirigée contre un gouvernement élu. La Syrie, en revanche, n’a plus connu d'élections libres depuis 60 ans, ce qui d’ailleurs a été l'une des principales raisons de la révolution. Néanmoins, des points communs existent : Les deux guerres sont dirigées contre une population locale qui est militairement inférieure à l'agresseur. Toutes deux sont menées par une Russie autoritaire qui a suffisamment exprimé son refus de la démocratie. La Russie poutinienne n'a d'ailleurs jamais caché son hostilité envers le « printemps arabe ».
Il n'est pas certain que le régime de Poutine aurait entrepris l'attaque actuelle si sa guerre en Syrie s'était heurtée à une forte résistance internationale. Le fait que la Syrie ne soit pas un pays voisin a justement donné une énorme impulsion aux ambitions impériales de Poutine. L'invasion de l'Ukraine marque une nouvelle étape dans la résurgence de l'empire russe. Jusqu'à ce que la Turquie y mette un terme, les navires de guerre russes gagnaient la mer Noire à partir de leur base en Syrie. Il est donc incohérent et contraire à l'éthique de condamner cette nouvelle agression sans parler de la dernière guerre d'expansion du même régime, de la condamner et d'aider les Syrien:nes à libérer leur pays.
Les réfugié:es tel:les que nous les connaissons
Après le 24 février, est-il encore possible de voir un visage maléfique dans le poutinisme en Ukraine et un visage amical en Syrie ? Malheureusement, certain:es semblent encore pouvoir le penser, et pas seulement les fascistes et les populistes de droite en Europe. Dès la première semaine après le début de la guerre, on a assisté à une collection peu reluisante de commentaires racistes de la part de reporters et de politicien:nes hiérarchisant les victimes de la guerre et les réfugié:es en fonction de la couleur de leurs cheveux, de leur peau et de leurs yeux. Celles et ceux qui sont « comme nous », les Européen:nes de souche et les ancien:nes migrant:es, méritent d'être soutenu:es, contrairement aux Syrien:nes, aux Irakien:nes, aux Afghan:es ou aux Africain:es et même aux Européen:nes post-migrant:es. Selon le Premier ministre bulgare Kiril Petkov, « ces réfugié:es ukrainien:nes ne sont pas comme les réfugié:es que nous avons l'habitude de côtoyer. Ce sont des gens intelligents et éduqués ». Les commentaires narcissiques et complaisants de l'Occident surprennent après le « tournant génocratique » (une référence à un autre texte d'al Haj-Saleh, dans lequel il traite des conséquences du « choc des civilisations » et de la guerre contre la terreur, qui a établi une domination basée sur l'origine ethnique, l'affinité électorale, la tradition et l'économie dans au Moyen-Orient). Les déclarations de Petkov ne doivent pas être comprises comme un geste de bienvenue envers les réfugié:es ukrainien:nes. À mon avis, ils expriment surtout une hostilité envers la réalité post-migratoire en Europe.
Charlie D'Agata, correspondant principal à l'étranger de CBS News, a déclaré que l'Ukraine n'était pas l'Irak ou l'Afghanistan, où les conflits font rage depuis des décennies. Il s'agit plutôt d'un coin de terre relativement civilisé, relativement européen, où l'on ne s'attendrait pas à une telle situation. Daniel Hannan a écrit dans le Telegraph : « Les gens en Ukraine sont manifestement comme nous. Ils regardent Netflix, ont des comptes Instagram, participent à des élections libres et lisent des journaux non censurés. C'est ce qui rend la situation si choquante. La guerre ne frappe plus seulement les régions appauvries et isolées ». La logique derrière de tels commentaires est que les Ukrainien:nes ne méritent pas la guerre parce qu'elles et ils sont comme nous et que nous sommes formidables, contrairement à ces autres. Il est donc logique que ce qui arrive maintenant même à celles et ceux qui sont comme nous arrive aussi à celles et ceux qui sont différent:es et qui vivent dans des régions appauvries du monde, lisent des journaux censurés et ne peuvent pas voter librement.
Aimé Césaire, le grand poète et homme politique de la Martinique, a quelque chose à dire à ces gens « civilisés ». Dans son Discours sur le colonialisme, il écrivait en 1950 : « Ce qu'il ne pardonne pas à Hitler, lui, le bourgeois très distingué, très humaniste, très chrétien du vingtième siècle, ce n'est pas le crime en soi, le crime contre l'homme, ce n'est pas l'humiliation de l'homme en soi, c'est le crime contre l'homme blanc, c'est l'humiliation de l'homme blanc, et d'avoir appliqué à l'Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu'ici que les Arabes d'Algérie, les coolies de l'Inde et les nègres d'Afrique. » Cette fustigation cinglante de la logique raciste semble toujours d'actualité. Le racisme, selon Judith Butler, établit au niveau de la perception « des versions iconiques de populations qui sont extrêmement déplorables et d'autres dont la perte ne fait pas mal et ne semble pas non plus déplorable ».
Même des écrivain:es internationaux:ales ont réussi à rédiger une lettre ouverte condamnant l'invasion russe en Ukraine sans mentionner un seul mot sur la Syrie. La plupart des 1 040 signataires ne se sont jamais exprimé:es sur la guerre russe en Syrie. J'ai également signé la lettre. Le clivage dans les expressions de solidarité correspond exactement à la distinction entre les vies qui semblent tangibles - ce qui n'est rien d'autre qu'une projection de la logique raciste de la souveraineté globale et de l'impérialisme sur la vie intellectuelle. Il est assez décevant de trouver cette logique même dans des contextes où l'impérialisme concret, comme l'invasion de l'Ukraine, est condamné.
Unis dans la guerre
Ma participation à la Biennale de Kiev remonte à quelques mois seulement. Cet événement a été l’occasion d'une réflexion critique sur le concept de solidarité et sa pratique en Occident, et plus particulièrement sur la solidarité sélective qui me semble assez répandue en Europe. Lorsque j'ai pris la parole à Kiev en novembre 2021, il ne m'a pas traversé l'esprit que quatre mois plus tard, j'allais vivre cette sélectivité à l'égard de la Russie impérialiste : criminelle en Ukraine et non criminelle dans mon pays. Tout ceci révèle-t-il quelque chose de vrai sur l'Ukraine ou la Syrie ? Ou même sur la Russie ? Cela ne nous apprend surtout rien de réjouissant sur les puissances occidentales qui savent encore aujourd'hui commercialiser le principe du pollueur-payeur, accordant ainsi la solidarité à certains tout en rejetant les autres. Ceux qui accordent la solidarité reçoivent en contrepartie un capital symbolique.
On observe avec un certain soulagement qu'après trois semaines de guerre en Ukraine, davantage de personnes pointent désormais du doigt, dans les médias sociaux et même de grand public, le soutien russe au régime en Syrie et la contribution de Poutine à la situation désespérée qui y règne. Toujours plus de gens se souviennent désormais d'Alep et du fait que la Russie a attaqué des hôpitaux dans les districts syriens, acte qu'elle reproduit aujourd'hui à Marioupol. Il serait toutefois naïf de croire que le changement de paradigme est amorcé. En Syrie, il y a toujours une Russie américaine.
L'Ukraine devrait être défendue et le peuple ukrainien devrait être soutenu dans sa lutte pour l'indépendance et la liberté. La guerre menée par les poutinistes est une attaque impérialiste. Elle doit être condamnée et l'armée russe doit se retirer complètement. Mais cela devrait également être le cas en Syrie. La dynamique actuelle semble toutefois plus proche d'une syrianisation de l'Ukraine, c'est-à-dire d'une chute totale ou partielle sous l'occupation, que d'une ukrainisation de la Syrie, c'est-à-dire d'une aide aux populations locales d'une manière ou d'une autre contre l'impérialisme russe. Il semble que dans la guerre, contrairement à la politique dominante de séparation le long des frontières nationales, le monde se révèle profondément interconnecté.
Traduction: Rajosvah Mamisoa
Yassin al-Haj Saleh
Yassin al-Haj Saleh est un écrivain syrien, ancien prisonnier politique et cofondateur du journal critique en ligne « Al-Jumhuriya ». Son livre « The Impossible Revolution : Making Sense of the Syrian Tragedy » est paru en 2017. Il intervient sur Twitter sous le pseudo @yassinhs sur Twitter.