L’aide en ruine

Un cauchemar quotidien

15/02/2024   Temps de lecture: 10 min

Que font les partenaires de medico à Gaza ? Une aide est-elle encore envisageable ? Par Riad Othman et Chris Whitman.

Les images actuelles de Gaza, auxquelles le public s'habitue chaque jour un peu plus, montrent une réalité atroce, aux allures dystopiques : dans un paysage lunaire de bâtiments en béton en ruine, au milieu des décombres, le long de routes défoncées ou entre des dunes sans aucune infrastructure, une marée de tentes et de bâtiments en ruine abrite des centaines de milliers de personnes. Il faut désormais compter plus de 30 000 mort:es, en comptant les milliers de personnes en partie ensevelies sous les décombres et qui n'ont pas encore été officiellement recensées comme victimes. A cela s'ajoutent plus de 67 000 blessé:es et environ deux millions de personnes ont vu les fondements de leur vie délibérément détruits. Selon le magazine en ligne hébreu Sicha Mekomit (en français : conversation locale), l'armée israélienne n'a pas évalué les éventuels « dommages collatéraux » lors de nombre de ses attaques. Les cas de négligence grossière, voire d'attaques délibérées contre des cibles civiles - sans que des groupes armés palestiniens ne soient présents à ces endroits - seraient nombreux. Le bilan des souffrances à Gaza est illustré par les chiffres publiés tous les deux jours par l'Organisation mondiale de la santé ou le Bureau des Nations unies pour les affaires humanitaires (OCHA).

Au début de la guerre, l'armée israélienne a ordonné à la population palestinienne de se rendre dans de soi-disant « zones sûres ». Des centaines de milliers d'habitant:es du nord de Gaza ont été contraint:es de fuir en très peu de temps vers des villes comme Khan Younis, Rafah et Deir al Balah, plus au Sud, ou vers une bourgade comme Al-Mawasi, un coin perdu entre des dunes, sans électricité ni eau, et devenu un camp de fortune pour des dizaines de milliers de personnes. Pourtant, aucun de ces lieux n'était sûr et les conditions de vie y étaient catastrophiques dès le départ. Aucun d'entre eux ne dispose de l'infrastructure nécessaire pour prendre en charge autant de personnes déplacées. Les conséquences sont la faim, la maladie et la mort.

Les légumes, un luxe

Dans ce désastre humanitaire que de nombreuses organisations d'aide internationales décrivent comme étant sans précédent, les organisations partenaires de medico accomplissent un travail inimaginable. Les collaborateurs:trices de la Palestinian Medical Relief Society (PMRS) offrent les premiers secours aux personnes se trouvant dans les lieux de fuite surpeuplés. Ils:elles organisent des soins médicaux et se chargent des patient:es souffrant d'infections aiguës ou de maladies chroniques comme l'hypertension et le diabète. Un collègue de PMRS effectue régulièrement le trajet court mais périlleux de Khan Younis à Rafah, jalonnant des épaves de véhicules civils et des ambulances détruites par l'armée israélienne : autant d'appels à la vigilance tout le long de la route. Qu'un véhicule porte le sigle d'une organisation d'aide médicale n'offre guère de protection.

Un autre collègue, actuellement déporté vers Deir al Balah, au nord de Khan Younis, raconte n'avoir plus vu un seul transport d'aide depuis des semaines. « Début novembre, ils passaient tous les deux jours, généralement avec des fournitures médicales et de la nourriture. Des barres de céréales sur le point d'expirer, de petites quantités d'eau, parfois du pain rassis. La plupart d'entre nous ont dû dépenser le peu d'argent qui nous restait et investir beaucoup de temps pour trouver autre chose à manger ou à boire. Les légumes frais sont devenus un luxe ». Selon un autre collègue de la PMRS, les prix des produits alimentaires de base ont atteint des niveaux inouïs : « Un kilo d'oignons coûte 140 shekels [35 euros], contre cinq shekels auparavant. L'autre jour, j'ai payé 12 shekels pour un seul morceau de pain, c'est fou. Avant, 20 morceaux coûtaient trois shekels ».

Des centaines de milliers de personnes sont menacées de famine depuis décembre. La majeure partie de Gaza relève de la première et de la deuxième plus haute catégorie du système international d'alerte à l'insécurité alimentaire. Avant la guerre, environ 550 camions de marchandises arrivaient chaque jour à Gaza. Au cours des deux premières semaines de la guerre, Israël a imposé un blocus complet, y compris pour l'aide humanitaire. Depuis début décembre, leur nombre oscille entre 75 et 230 par jour. Formant désormais des files de plusieurs kilomètres allant jusqu'en Égypte, les camions sont ralentis par le manque de personnel et la démotivation des soldat:es israélien:nes.

Aux yeux de beaucoup, la raison de ce verrouillage artificiel est évidente : le gouvernement israélien semble vouloir punir collectivement la population civile pour l'inciter ainsi à faire pression sur le Hamas. Loin d'être une politique nouvelle, cette approche s'inscrit dans la même logique que celle à l'origine des 17 années de blocus. La population reçoit juste assez d'aide pour ne pas mourir de faim ou être complètement déshydratée, mais pas assez pour pouvoir se sentir en sécurité. Les gens font la queue dès trois ou quatre heures du matin pour se procurer une bouteille d'eau, de l'ibuprofène ou un morceau de pain provenant des livraisons d'aide. Face à la pénurie omniprésente et à la faim, ce compagnon de tous les instants depuis des mois, beaucoup ont recours à des mesures extrêmes : Au Nord, certains broient des aliments pour animaux et les transforment en une sorte de pain. Au Sud, à défaut de recevoir de l'aide des camions, on paie des prix exorbitants et mange seulement tous les deux ou trois jours. Dans les soupes populaires, les affamé:es affluent dans l'espoir d'obtenir une louche de riz cuit, comme nous l'avons appris de Gaza.

Dans l’insécurité totale

Nos partenaires de l'association féministe Culture & Free Thought Association (CFTA) de Khan Younis sont dans le même cas. Des centaines de personnes ont trouvé refuge dans leurs centres et leurs immeubles d'habitation. Depuis plusieurs semaines déjà, avec l'intensification des attaques israéliennes sur la ville et l'extension de l'offensive terrestre, leur situation est devenue absolument intenable. « Notre centre principal se trouve à côté du grand hôpital du Croissant-Rouge à Khan Younis. Tous deux ont été frappés par des raids aériens et des chars pendant plusieurs jours, y compris ma maison », raconte Majeda Al-Saqqa. « Nous étions tous:toutes terrifié:es et avions entendu des histoires terribles sur Al-Mawasi. Je me suis alors rendue à Rafah pour trouver un endroit où nous refugier tous:toutes. Tout y était bondé, jusqu'au dernier centimètre carré. Les gens dormaient dans la rue, sous les arbres. Des enfants affamés erraient à la recherche de nourriture. Des centaines de milliers de personnes s’abritaient sous des tentes en plastique qu'elles devaient payer elles-mêmes ou construire avec les moyens du bord. J'ai décidé que nous allions tous à Al-Mawasi. C'est si douloureux de se faire croire que cette décision en était bien une. En vérité, nous n'avions pas le choix ».

Un œil attentif à Gaza

Tout cela est documenté par Mohammed Zaanoun. Mohammed est photographe et fait partie depuis des années du collectif de photographes Active Stills, au sein duquel travaillent principalement des Palestinien:nes et des Juifs:Juives israélien:nes. Ceux:celles-ci photographient aussi bien le quotidien de l'occupation et de la spoliation des terres en Cisjordanie que le blocus de Gaza. Par ailleurs, ils:elles documentent les mouvements de protestation, par exemple ceux contre le coup d'État judiciaire en Israël. Mohammed est depuis de nombreuses années l'œil du collectif à Gaza. Régulièrement, medico recourt à ses photographies, comme nous le faisons sur ces pages. Entre-temps, Mohammed a été expulsé pour la deuxième fois. Avec sa femme et ses quatre enfants, il attend près de la frontière égyptienne, coincé entre les troupes israéliennes à l'Est et la Méditerranée à l'Ouest, parmi désormais bien plus d'un million de Palestinien:nes. « Je peine à procurer de la nourriture et de l'eau à mes enfants. Mon fils de deux ans, Kenan, réclame constamment du lait que je ne peux pas lui donner. Ils sont traumatisés et réagissent très violemment au bruit des bombes et des explosions. Il est souvent difficile de travailler, car les enfants ne me permettent pas de sortir de la maison », dit-il. Par deux fois déjà, il a dû dégager ses enfants des décombres à la suite d'attaques israéliennes. Son existence, tout comme celle de Gaza, est en ruines. Malgré tout, au moins Mohammed, sa femme et leurs enfants peuvent se consoler d’être encore en vie.

Enlevé et torturé

Walid Al-Khalili, qui travaille comme chauffeur d'une clinique mobile pour le PMRS, a lui aussi eu de la chance dans son plus grand malheur. En novembre, ce père de trois enfants a disparu dans le nord de Gaza. Pendant longtemps, ses collègues ignoraient s'il était encore en vie. Ce n'est que plusieurs semaines plus tard que Walid est réapparu. Selon son rapport au Palestinian Center for Human Rights à Gaza, il a été arrêté par l'armée israélienne et enlevé en Israël alors qu'il travaillait comme assistant médical. Walid évoque de graves maltraitances, des humiliations et des tortures. Il décrit comment un pharmacien a été assassiné par un sniper israélien et comment il a été témoin de la mort de plusieurs prisonniers en Israël. Après 41 jours, Walid a été emmené avec une trentaine d'autres Palestiniens au point de passage de marchandises pour Gaza à Kerem Shalom. Le 23 décembre, il a enfin retrouvé sa famille et ses collègues à Rafah.

Deux étages du centre PMRS pour les maladies non transmissibles dans la ville de Gaza ont été en grande partie détruits, y compris le laboratoire que PMRS avait mis en place pendant plusieurs années grâce au soutien de medico et à des fonds du ministère fédéral allemand de la Coopération économique et du Développement, et qui disposait de capacités de diagnostic uniques à Gaza. Cet équipement était extrêmement important dans la mesure où le secteur médical de l'ensemble de la bande de Gaza était fortement affaibli par le blocus et que les possibilités de diagnostic et de traitement au-delà des murs ne sont plus librement accessibles depuis bientôt deux décennies.

A l'heure qu'il est, il n'est pas certain que PMRS et medico puissent à nouveau mettre en place un tel centre. Pour des centaines de milliers de Gazaouis, il est à présent bien plus urgent de savoir si Israël leur permettra un jour de retourner dans le nord de la bande de Gaza. Seul l'exercice de ce droit au retour permettra d'envisager un avenir pour Gaza. Avenir qui devrait inclure non seulement la reconstruction, mais aussi le droit à l'autodétermination. Actuellement, on semble en être bien loin. Pour l'instant, ce qui nous reste, à nous et à nos partenaires, c'est la livraison d'une aide médicale depuis l'Égypte, le soutien d'une soupe populaire à Rafah et la mise à disposition de modestes quantités de biens de première nécessité dans le nord de Gaza, en grande partie dépeuplé.

En tant que directeur du bureau de medico dans la région, Chris Whitman met tout en œuvre pour soutenir ses partenaires à Gaza. Riad Othman relaie leurs histoires auprès du public allemand.


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