Afrique du Sud

Essentielles

12/05/2021   Temps de lecture: 11 min

Leur endurance a porté des fruits : En pleine pandémie, les agentes de santé communautaires ont remporté une victoire majeure dans leur lutte pour leur reconnaissance systémique et leurs droits. Par Usche Merk

La pandémie du coronavirus a durement frappé l'Afrique du Sud. Mais pas partout, ni pour tout le monde dans la même mesure. Dans les bidonvilles, le taux de mortalité liée au Covid-19 est deux fois plus élevé que dans les quartiers aisés. Une étude sur les anticorps a révélé que les Sud-Africain(e)s noirs sont cinq fois plus touché(e)s par les infections que les Sud-Africains blancs. Une autre étude montre que les femmes noires pauvres ont subi les pires conséquences socio-économiques et sanitaires de la pandémie, tout en étant obligées de s'occuper des enfants, de les soigner et de lutter pour leur survie, et en subissant une violence patriarcale et sexuelle croissante.

Mais en Afrique du Sud, la pandémie a également fait apparaître quelque chose qui, autrement, resterait cache : ce sont principalement les agentes de santé communautaires qui veillent à ce que les habitants des quartiers marginalisés puissent se protéger contre le Covid-19, au moins de manière rudimentaire. À ce que des maladies comme le VIH, la tuberculose ou le diabète continuent d'être traitées. À ce que les refuges restent accessibles aux personnes subissant des violences sexuelles. Ainsi, les agentes de santé communautaires - pour la plupart des femmes noires vivant elles-mêmes dans la pauvreté et souvent mères célibataires - constituent donc la base du système de santé. Les femmes, dont la vie est souvent marquée par la maladie, la violence et les aléas, assurent le travail de soins tant chez elles que dans leurs quartiers, tout en fournissant des soins de santé de base. Même dans un contexte de confinement total où les taux de contamination sont très élevés, elles ont servi de « soldats de première ligne » dans la réponse gouvernementale à la pandémie, organisant l'information et la sensibilisation, en retraçant les cas contacts et en apportant des soins aux malades. Or, dans le même temps, leurs droits et leur sécurité n'ont pas été respectés. Sans y avoir été préparées, n’étant dotées ni de masques adéquats ni d’autres équipements de protection, le ministère de la santé les a envoyées au « front », sans rémunération ni prise en charge en cas de maladie.

Des droits qui devraient aller de soi

Il y a près de dix ans, les femmes ont commencé à s'organiser contre le non-droit. Elles ont déclaré la guerre à l'exploitation et à l'invisibilité et aujourd'hui - en pleine pandémie - elles ont remporté une première victoire impressionnante : En juillet 2020, le ministère de la santé de la province de Gauteng (autour des métropoles de Johannesburg et de Pretoria) a annoncé que les quelque 8 500 agentes de santé communautaires de la province se verraient offrir des emplois permanents. Cette annonce a été obtenue à l’arraché : la main du ministère a finalement été forcée par une décision du tribunal du travail de 2018 pour laquelle les femmes s'étaient battues et qui stipulait que les personnes travaillant régulièrement cinq jours par semaine pour le compte du ministère pendant des années ne pouvaient être considérées comme des bénévoles et se voir offrir un contrat à court terme après l'autre. Il a fallu encore deux ans et une pandémie dramatique pour que la décision soit enfin appliquée. Mais elle a fondamentalement changé la vie des agents de santé féminins de Gauteng. Leurs salaires ont plus que doublé et, pour la première fois, elles sont désormais prises en charge en cas de maladie. En outre, elles ont dorénavant droit à des jours de congé et de formation, à un congé de maternité payé et jouissent d'autres garanties - des droits qui devraient aller de soi.

« Cette lutte n'a pas été facile », écrivent les représentantes du Gauteng CHW Forum, du Forum des agentes de santé communautaires (CHW) du Gauteng, dans leur bulletin d'information, « nous avons dû tout donner et faire beaucoup de sacrifices. Certaines de nos collègues ont perdu leur contrat pendant cette période, d'autres sont mortes et ne peuvent plus assister à notre succès, beaucoup ont subi des abus et un traitement injuste de la part du ministère de la Santé et ont été mises à la porte. » Cette lutte, ajoutent-elles, se poursuivra jusqu'à ce que les personnes licenciées en cours de route soient réintégrées et que les plus de 50 000 agentes de santé des autres provinces obtiennent également des contrats. « Notre victoire intervient en pleine pandémie et donc dans une situation de grand danger. Mais ce sera une victoire vide de sens si nous ne sommes pas capables de nous protéger tous et nos communautés contre le coronavirus. »

Les parts invisibles de ce succès

Quand des femmes marginalisées, qui vivent loin les unes des autres et ont généralement une famille nombreuse à faire vivre, unissent leurs forces pour mener une lutte politique dont personne ne veut entendre parler : quel en est l’impact ? Pour medico, que signifie soutenir un tel processus ? Dans un livre touchant écrit par les fondateurs du Gauteng CHW Forum avec le soutien de Khanya College, un partenaire de medico, des femmes racontent leur vie et comment elles sont devenues des agents de santé communautaires. Elles partagent des histoires brutales sur la vie de femmes noires pauvres, coincées entre l'apartheid, l'exploitation et la violence patriarcale. L'expérience de l'injustice, la grave maladie du sida de proches parents, mais aussi l'absence de perspectives de revenus les ont amenées à devenir des agentes de santé, un travail qui malgré toutes les difficultés inhérentes est pour beaucoup source de fierté. " C'est parfois très dur, mais nous sommes respectées dans la communauté parce que nous sommes vraiment là pour elles ", écrit une collègue plus âgée.

Les histoires individuelles sont devenues une expérience partagée. Au coin de la rue, sous un arbre, sur le parking à l'extérieur de la clinique, parfois lors de longues marches, craignant les hommes ou les maris jaloux et s'inquiétant pour les enfants qui attendent à la maison, elles ont échangé. Un processus a été amorcé dont l'objectif est de changer les choses ensemble. Les employées d'ONG comme Khanya College ont écouté les femmes et les ont aidées en leur fournissant des cartes téléphoniques, des informations et de quoi payer leurs frais de déplacement. Elles ont organisé des formations sur l'auto-organisation, la politique de santé et les droits des travailleurs/ses. Les agents de santé communautaires ont commencé à se déplacer de clinique en clinique, en minibus public et à pied, pour s’adresser à leurs collègues sur place et les convaincre de former elles-mêmes des comités et de rejoindre un forum commun. « Chaque membre est une organisatrice. Nous disons 'each one teach one' (chacune enseigne une autre), parce que nous n'avons pas beaucoup de temps », explique l'une des fondatrices du forum CHW de Gauteng.

Peu à peu, les femmes ont appris à instaurer des processus démocratiques de prise de décision et de représentation, à gérer des conflits internes, à organiser des actions de protestation, à tenir tête à des fonctionnaires arrogants et à une police brutale, ou à négocier avec des syndicats désireux de recruter des membres sans rien vouloir faire pour les soutenir. C’est un processus lent et ardu, de construire un mouvement social basé dans les communautés et guidé par ses membres. Mais, c’est un processus marqué par la compassion et la solidarité. Leur situation spécifique de femmes signifie que bien au-delà de leur travail de soins professionnels, elles apportent toujours de soins personnels et communautaires, et que les comités, les ateliers et les campagnes de protestation sont aussi des moments où l'on prend soin les unes des autres.

Un réseau qui va jusqu'à Francfort

Ces processus sont soutenus depuis des années par un réseau de différents partenaires de medico - Khanya College, Sophiatown Community Psychological Services, Section 27, Sinani, People's Health Movement et Wellness Foundation. Pour elles, la solidarité représente bien plus que d’exécuter un mandat en organisant des formations, des conseils politiques et juridiques, en assurant le travail de mise en réseau et de relations publiques. Solidarité signifie qu'il faut toujours prendre en considération les perspectives et les besoins des autres. Être à l'écoute lorsque les femmes sont désespérées ou en colère parce qu'elles sont maltraitées, parce que leurs protestations ne sont pas entendues mais brutalement réprimées. Trouver des solutions pratiques lorsqu'il faut davantage de cartes téléphoniques ou organiser une aide juridique.

Les militant(e)s de nos partenaires s'entraident également lorsque cela est nécessaire, car en Afrique du Sud, la vie quotidienne est épuisante, surtout en période de pandémie. Les luttes autour du travail de soins doivent également prendre en compte le « soignant blessé ». Pour medico aussi, être solidaire avec cette lutte signifie s'impliquer dans la dynamique multidimensionnelle d'un réseau d'ONG et de structures d'auto-organisation. Un processus intense et imprévisible qui, souvent, ne s'inscrit pas dans la logique des projets cofinancés et planifiés sur plusieurs années. Cela signifie demander néanmoins de l'argent au Ministère fédéral de la coopération économique et du développement allemand (BMZ) pour pouvoir fournir les fonds nécessaires aux partenaires. En même temps, soutenir le processus d'une manière qui reflète les besoins de la lutte sociale et politique et qui n'échoue pas en raison des exigences rigides des donateurs. Pour cela, il faut des interlocuteurs aux idées brillantes et ayant un sens de la solidarité, même du côté du BMZ. Le soutien mutuel est également essentiel au sein de l'équipe medico, lorsqu'une personne ne peut plus faire face ou qu'une autre croule sous les chiffres et les rapports. Tout compte fait, le succès obtenu par les agentes de santé de Gauteng est une réussite collective à laquelle beaucoup d’acteurs ont contribué. Y ont concouru bien des femmes merveilleuses, mais aussi quelques hommes. La joie est partagée.

Un modèle pour d'autres luttes

Les agentes de santé ont essentiellement mis à profit un vieux constat sud-africain tiré de la lutte contre l'apartheid : on ne satisfait pas aux revendications en convainquant les détenteurs du pouvoir de la justesse éthique et morale de sa position. « Nous y parvenons uniquement grâce à la force et au courage de notre action, une lutte collective pour rompre avec la logique de cette société injuste et en construire une nouvelle », explique un militant du People's Health Movement (PHM), Mouvement Populaire pour la Santé. S'inspirant du succès de leurs collègues de Gauteng, les agentes de santé de la province du Cap-Oriental ont également écrit une lettre au Ministre de la santé de cette province pour réclamer des emplois permanents. Cette lettre étant restée sans réponse, elles se sont rendues au ministère de la Santé et ont exigé un entretien. Mais le ministère a envoyé la police, qui a chassé les femmes avec des balles en caoutchouc pendant la nuit. Leur détermination n’en a que décuplé. Fortes du précédent de Gauteng, elles veulent intenter une action en justice pour garantir des conditions de travail décentes dans toutes les provinces. De même, elles veulent renforcer leurs auto-organisations et peuvent désormais s'appuyer sur un large soutien. D'importants réseaux de la société civile ont protesté contre la répression policière et appelé à la solidarité.

Au cours de la pandémie, de nouvelles et solides alliances ont vu le jour entre les acteurs de la société civile. Dès le début, avec l'aide du réseau de partenaires de medico et du Mouvement Populaire pour la Santé, plus de 300 ONG se sont regroupées pour former la « Coalition populaire C19 » et ainsi faire entendre une voix forte visant des solutions équitables dans le cadre de la lutte contre la pandémie. Les luttes des agentes de la santé et la crise du Covid-19 ont fait émerger les possibilités, mais aussi la nécessité d'un mouvement de santé partant de la base. Son but serait d’instaurer un système de santé qui garantisse l'égalité d'accès à la prévention et aux soins. Un mouvement qui soumet les responsables à un contrôle et s'oppose aux politiques néolibérales qui amputent les budgets de santé en pleine pandémie. Les agentes de santé et le réseau d'ONG ont convenu de continuer à travailler ensemble. Leur premier objectif : une campagne de vaccination partant de la base. Leur vision : un mouvement national de santé populaire qui rompt avec la logique de l'inégalité économique, politique, globale et liée au genre. medico continuera à être solidaire et à soutenir ce processus dont la portée va bien au-delà de l'Afrique du Sud.


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