Débat

La matrice globale de la colonialité

09/07/2020   Temps de lecture: 11 min

Ce que l'après-apartheid et le néo-apartheid sud-africains nous apprennent : Une proposition pour un soulèvement cosmopolite par le bas. Un entretien avec Tshepo Madlingozi.

Le slogan "L'apartheid est mort, vive le néo-apartheid" constitue une phrase clé dans ton concept "Perspectives sur la décolonisation". Dirais-tu que l'espoir d'un véritable changement politique et économique après la fin officielle de l'apartheid n'a jamais été qu'un vœu pieux ?

Nous étions tous pleins d'espoir à l'époque, en Afrique du Sud et dans le monde entier. L'Afrique du Sud est un pays très particulier dans l'imaginaire mondial, c'est-à-dire européen. Car l'apartheid, comme l'avait dit le philosophe Jacques Derrida, était le dernier racisme institutionnalisé. C'était peut-être utopique, ou naïf, mais le fait que les changements se sont faits sans escalade de la violence nous a insufflé encore plus d’espoir. Contrairement au Kosovo, aux Balkans ou au Rwanda, il n'y a pas eu de guerre civile en Afrique du Sud. Tout cela nous a semblé être un miracle et a fait naître l'espoir. Le monde entier pensait que désormais, tout allait s‘arranger en Afrique du Sud. Mais c'était aussi une projection, une projection européenne basée sur la naïveté et l'ignorance délibérée.

Comment se fait-il que le désir de changement fondamental et de justice ne puisse être mis en œuvre, ni en 1994 ni aujourd'hui ?

Le mouvement anti-apartheid a été, après le mouvement antiesclavagiste, la campagne de solidarité internationale la plus réussie au monde. Mais qu'en est-il devenu ? L’apartheid a toujours été plus que de la simple discrimination, il a toujours également  porté sur des enjeux aussi bien culturels qu’économiques : qui possède la terre ? Qui décide dans l'économie ? Qui détermine ce qui est considéré comme connaissances ? L'Afrique du Sud a été une colonie de colons pendant des siècles depuis 1657. Aujourd'hui, non seulement le système éducatif est encore très eurocentrique, mais la question foncière n’est pas non plus résolue. Par exemple, seulement 8 % des terres ont été restituées à ceux qui en avaient été dépossédés, quand 70 % sont toujours détenues par les Blancs. L’enjeu de la question foncière n’est pas seulement économique. Il est aussi identitaire, la terre nous relie à nos "ancêtres", à notre mémoire culturelle, elle nous donne l'espace nécessaire pour pratiquer nos rituels traditionnels et notre culture, elle nous connecte au monde. Dépossédés de nos terres, nous devenons sans-terre, mais aussi sans racines, des vagabonds cosmiques. L'économie sud-africaine demeure aux mains de l'homme blanc. L'Allemagne, la Grande-Bretagne et les États-Unis avaient des liens avec les grandes entreprises sud-africaines et le régime de l'apartheid. Ils pouvaient compter sur le fait qu'il n'y aura pas de réel changement si les rapports de propriété restaient intacts. Aujourd'hui, ces pays font comme si un projet de redistribution radical serait "irresponsable". Nous avons affaire à une "épistémologie de l'ignorance" qui profite à l'Occident.

Depuis les années 1990, la thèse se maintient selon laquelle l’étude de la question foncière à la fin de l’apartheid aurait mené à la guerre civile. Est-ce du discours occidental ?

L'idée que la question foncière ne doit pas être  abordée afin d‘éviter une guerre civile est fausse. Il n'est pas non plus vrai que la guerre a été évitée. C'est juste que cette guerre est menée avec les armes de la pauvreté : près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. Il y a une guerre d'exclusion, il y a une guerre contre les femmes. Les guerres en Afrique du Sud sont aujourd'hui socioculturelles et économiques. La seule guerre qui ait été évitée, c’est celle contre les Blancs. Il est faux d'affirmer qu'entre 1988, avant la sortie de prison de Mandela, et 1996, suite à la transition démocratique en Afrique du Sud, il y a eu plus de morts que pendant l'apartheid et la colonisation. Autre croyance erronée : l'ANC n'a jamais été un parti révolutionnaire. C'était un parti pour les élites noires qui voulaient s’assurer une part de l'économie. Elle s'est battue pour être impliquée dans la société blanche et non pour une redistribution radicale de l'économie et la rétrocession du pays. L'ANC n'a jamais eu l'intention de toucher à la question foncière. C'est pourquoi celle-ci n'est pas résolue et est remise à l'ordre du jour.

Cette orientation politique a fait peser le fardeau d'une longue histoire d'injustice sur les survivants de l'apartheid, qui n'ont jamais reçu de compensation adéquate.

C'est pourquoi je parle aujourd'hui de néo-apartheid. Nous avons aboli l'apartheid, mais nous ne nous en sommes pas libérés. La structure de base de l'économie est toujours basée sur l'exploitation des Noirs, sur l'exclusion, sur la guerre contre les femmes, qui doivent gérer à la fois le travail domestique reproductif et l'emploi rémunéré. Le système colonial persiste également dans la vie économique, et le capitalisme structuré par le racisme a de nombreuses ramifications. Votre question reprend des points importants : Il y a un traumatisme intergénérationnel, une pauvreté intergénérationnelle, une marginalisation intergénérationnelle, qui tous se perpétuent. Lorsqu'un père de famille disparaît, ses enfants ne peuvent plus aller à l'école, ils sont pauvres et ne peuvent plus obtenir un emploi décent et sûr. Les traumatismes et la pauvreté sont aussi intergénérationnels que les privilèges accordés aux Blancs.

Cette inégalité est-elle le déclencheur des mouvements postcoloniaux actuels en Afrique du Sud ?

Derrière des slogans comme #rhodesmustfall ou #feesmustfall, les étudiants mènent un combat très sérieux. Ils ne revendiquent pas seulement l'accès à l'eau potable, à l'électricité ou même à une éducation de qualité. Ils font prévaloir que l’édifice lui-même est mal construit, que les fondations de la nouvelle Afrique du Sud sont pourries et qu'en réalité la fondation sur laquelle une nouvelle société pourrait être construite n’existe pas. Ils disent : "Par conséquent, nous qui sommes nés après 1994 ne sommes pas nés libres". Et c'est pourquoi ils n'exigent pas de réformes progressives. Pour vraiment surmonter les structures néocoloniales, disent-ils, il faut que "tout tombe".

Ce mouvement de protestation est-il littéralement tombé du ciel ?

Ce mouvement recèle quelque chose de nouveau et, en même temps, l’Afrique du Sud a connu ces dernières années d'innombrables mouvements de protestation contre l'expulsion et pour l'accès aux biens publics, qui n'ont tout simplement pas été remarqués et que les médias ont omis de rapporter. Il faut en comprendre l’ampleur : Les townships sont en feu. Cependant, force est de constater que la colère de certains se manifeste par la xénophobie. Au lieu d'affronter le système qui vous a rendu pauvre, vous ciblez une autre personne vulnérable. Ainsi, des lesbiennes noires sont assassinées chaque mois sans que cela ne soit considéré comme un scandale. Nous nous retrouvons dans une situation de néo-apartheid, de néo-colonialisme, où quelques Noirs deviennent millionnaires. Notre président n'est certes pas un homme d'affaires, mais il est millionnaire. Je parle de néo-apartheid parce que les bénéficiaires initiaux de l'apartheid, en alliance avec certains Noirs, maintiennent une société d'exclusion.

Faut-il des Noirs super-riches pour légitimer le système avec son caractère néocolonial ?

Oui. Compte tenu de certaines réussites, on peut affirmer que l'ascension est possible et que tout le monde peut y arriver. Cependant, cela ne change rien au fait que la structure de la société continue à engendrer l'exclusion et la marginalisation : certains comptent, beaucoup ne comptent pas. Le massacre perpétré il y a huit ans lors d'une grève des mineurs dans une mine de platine à Marikana est survenu parce que des mineurs noirs ont dit : "Nous ne serons plus des esclaves". Notre président était à l'époque actionnaire de la mine. Dans ce massacre, le néo-apartheid s'est exprimé de manière drastique : l'humanité noire reste suspecte et la société sud-africaine maintient la majorité des Noirs en captivité, dans une "zone de non-existence".

La montée des mouvements #mustfall - la lutte pour une société décolonisée, juste et équitable - a-t-elle changé la structure morale de l'Afrique du Sud ? Peut-elle avoir un rayonnement mondial ?

Je dirais que ce nouveau mouvement peut révéler très clairement le code culturel de la trahison. Ils ont raison de dire qu'on ne nous a pas donné la liberté. Les mouvements recèlent l'expérience des étudiants noirs qui ont été rendus invisibles et marginalisés, la réalité de la violence épistémique et du racisme institutionnel. Leur but est de dénoncer la blanchitude dans ses privilèges et la colonialité dans sa constance. Ils réclament la fin de l'oppression sexuelle et l'abandon d'un ordre néo-libéral qui commercialise de plus en plus le secteur de l'enseignement supérieur, par exemple. Les mouvements ont, par exemple, formulé une très bonne critique du système éducatif pour sa forte orientation sur le marché et son eurocentrisme, du fait que la plupart des universités sud-africaines nous aliènent et nous transforment en mini-Européens. Cela dit, je me demande parfois s'ils vont vraiment au cœur du problème. Supposons que les programmes d'études devenaient plus africains.  Les  étudiants issus de familles pauvres y auraient alors accès mais sans que cela ne change quoi que ce soit à la situation économique. Selon moi, nous avons besoin d’analyser politiquement l’économie, en profondeur. Faute de quoi nous ne pourrions identifier les liens entre les capitalistes locaux et les capitalistes mondiaux et serions incapables de trouver des moyens de les surmonter. Il est tout aussi important de s‘allier à des personnes partageant les mêmes idées dans d'autres pays et continents. On ne peut vaincre l'empire néolibéral chez soi. Ce qu’il faut, c’est une révolte cosmopolite venant d'en bas.

Pour comprendre les mouvements de décolonisation et de libération dans leur essence, il est crucial de les percevoir dans leurs particularités et leur dynamique. Quel rôle peuvent néanmoins jouer les mouvements universels et mondiaux ?

La plupart des pays autrefois colonisés sont confrontés aux mêmes défis et problèmes. Ils doivent tous faire face à la matrice mondiale de la colonisation en ce sens qu'ils sont poussés à la marge du pouvoir politique, économique et épistémique mondial. Dans un sens, l'empire colonial existe toujours. Elle ne s'appuie plus sur la Bible et les armes, mais est soutenue par des formes moins visibles comme le "colonialisme épistémique", l'asservissement économique, le cannibalisme culturel, l'imposition de charges écologiques et bien plus encore. Comme il s'agit d'un système mondial d'oppression et de périphérisation, une sorte de contestation anti-hégémonique mondial est nécessaire. Des alliances démocratiques Sud-Sud et un enrichissement mutuel des idées, des stratégies et des tactiques sont extrêmement importants à cet égard. Boaventura de Sousa Santos a qualifié ce phénomène de "cosmopolitisme subalterne", Walter Mignolo de "cosmopolitisme décolonial". Il est encourageant de constater que des groupes anticapitalistes, radicalement féministes, antiracistes, de justice écologique et de décolonisation surgissent également dans le Nord global. Au sein de cette évolution se constitue ce que l'on peut appeler le "Sud dans le Nord global" ou "l'autre Europe". Ces forces peuvent contribuer à l'effondrement de l'empire de l'intérieur.

Quels sont les horizons communs qu'un tel mouvement devrait et pourrait développer ?

La perspective pour les mouvements contre-hégémoniques du Sud est une colonialité démocratique, anti-hétéro-normatif, anti-patriarcal, antiraciste, anticapitaliste et anti-épistémique. Il ne s'agit pas de forger des alliances à tout prix, ni de remplacer la colonialité de l'homme blanc par celle de l'homme noir. Ce qui importe, ce sont les alliances venant de la base et qui agissent en dehors des structures de l'État. Ces horizons communs et ces principes partagés sur la façon de s'organiser s'appliquent également à l'Europe contre-hégémonique. En outre, les alliances entre les groupes anticoloniaux du Sud et d'Europe doivent être fondées sur le respect mutuel et la solidarité. C'est la seule façon d'empêcher que l'impérialisme culturel et la cannibalisation épistémique soient imposés par des partenaires soi-disant radicaux du Nord.

Anne Jung de medico international a réalisé l'interview fin 2019, avant le début de la pandémie du corona.

Traduit par Mamisoa Rajosvah.

Tshepo Madlingozi

Tshepo Madlingozi dirige le Centre for Applied Legal Studies CALS de l'Université de Witwatersrand à Johannesburg depuis 2019. Il est entré en contact avec medico quelques années seulement après la fin de l'apartheid, en tant que jeune militant de Khulumani.


Faire un don!