Mondialisation

Repolitiser les ONG pour éviter l’instrumentalisation

15/05/2017   Temps de lecture: 32 min

Une "repolitisation", en lien avec une réévaluation critique de la « société civile », est nécessaire. Par Thomas Gebauer, directeur de l’ONG Medico International.

Les ONG se sont développées au fur et à mesure de la mondialisation néolibérale. Elles ont été amenées à combler en partie le vide laissé par le retrait et la privatisation des États, faisant dès lors l’objet d’instrumentalisations diverses, tant de la part de la sphère politique que du monde des affaires. Une «repolitisation», en lien avec une réévaluation critique de la «société civile», est donc nécessaire.

Introduction par Shankar Gopalakrishnan*/typo3/

Le bref article de Thomas Gebauer est important pour différentes raisons. Tout d’abord, si les points principaux ne sont pas inconnus dans les pays du Sud, il est révélateur qu’ils soient avancés par quelqu’un du Nord – et non par le biais d’une critique académique ou d’une analyse marxiste –, mais sous la forme d’une présentation à un forum d’ONG par le directeur général d’une grande organisation. Même en Inde, un tel débat n’est pas aussi répandu qu’il le devrait, les médias promouvant de façon active, lorsque cela les arrange, une image indifférenciée et positive de la «société civile». C’est plus vrai encore au Nord, où les États-nations du Sud sont typiquement dépeints comme des gouvernements corrompus, traversés de mouvements politiques irrationnels et violents, ainsi que de nobles ONG professionnelles.

À partir de 1989, un nombre infini de reportages et d’études universitaires ont expliqué en termes élogieux que les ONG «promouvaient la démocratie», fournissaient des services sociaux et faisaient généralement office de «conscience de la société». Le fait qu’elles ne soient pas forcément un instrument de la démocratie et encore moins de changement social semble avoir été largement ignoré. Cependant, la vérité fondamentale sous-jacente des thèses de Gebauer ainsi que les critiques similaires faites à plusieurs reprises dans l’hémisphère Sud suscitent aussi l’interrogation : pourquoi les ONG fonctionnent-elles ainsi ? Pourquoi, malgré les positions radicales de leurs directeurs et leurs discours révolutionnaires, elles (à quelques exceptions près) ne dépassent jamais certaines limites ? Que leurs directeurs et personnel soient tous des cyniques ou des vendus couards est invraisemblable ; si certains le sont, la plupart sont entièrement dévoués à leur travail et à leur vision d’un monde meilleur. De toute évidence, il s’agit là d’un problème structurel.

Une première étape consiste à définir plus clairement ce qu’est une ONG. Le terme en lui-même n’apporte aucune réponse : tout, depuis un groupe de musique jusqu’à une armée de guérilleros, est une «organisation non gouvernementale». Pourtant, ce ne sont évidemment pas des ONG au sens propre. Une deuxième définition, auparavant populaire, décrit les ONG comme des entités «apolitiques» engagées dans un «travail bénévole». Or, elle est également éloignée de la réalité. Les ONG subissent une pression politique de la gauche comme de la droite, et peuvent difficilement être qualifiées «d’apolitiques». De plus, la plupart des entités considérées actuellement comme des ONG payent leur personnel, et certaines ont des budgets qui rivalisent avec ceux des entreprises.

En vérité, la marque de fabrique des ONG – surtout dans les pays du Sud – est bien plus prosaïque. Contrairement aux organisations politiques, aux mouvements sociaux, aux syndicats, etc., les ONG perçoivent des financements de la part d’agences créées dans ce but, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays où elles siègent. Quelques organisations, il est vrai, se présentent comme des ONG, mais collectent des fonds grâce à leurs membres ou à des dons (la plupart de ces organisations, du moins en Inde, préfèrent l’appellation «organisation de masse» ou «mouvement» au terme «ONG»). Cependant, la grande majorité des ONG correspondent à cette définition. C’est cet élément décisif qui, à son tour, détermine la double limite structurelle de leurs activités.

La première est la plus évidente. Dans presque tous les pays, les organisations ayant accès à un financement institutionnel sont sujettes à des régulations spécifiques quant à l’utilisation de ces fonds. Ces régulations ne doivent pas – et ne le font généralement pas – prendre la forme d’une censure ouverte ou d’une répression de la contestation. Elles impliquent plutôt que les ONG soient «apolitiques», qu’elles s’abstiennent de créer le «désordre» et les activités «illégales», et qu’elles posent des limites «raisonnables» à leur action afin de s’assurer que le financement ne soit pas «utilisé à mauvais escient». Or, de telles limites sont intrinsèquement vagues et offrent une grande marge de manœuvre pour menacer une ONG devenant «gênante» d’une suppression d’homologation, d’interruption de financement ou de sanction pénale. On peut compter sur les ONG pour que, dans leur grande majorité, elles s’autorégulent afin d’éviter de telles conséquences.

Ce genre de régulations étatiques constitue les limites visibles de l’activité des ONG. Toutefois, il y a un second effet au financement institutionnel, plus dangereux et considérablement plus subtil. Celui-ci ressort si on compare le financement institutionnel aux «anciens» (même s’ils existent toujours) modèles de solidarité, à l’assistance mutuelle et à l’organisation internationale de la gauche, où la base d’un appui financier réside dans une idéologie politique partagée. Schématiquement, si le groupe ou l’individu ressent que le groupe bénéficiaire est du «même bord», il lui apportera son aide par divers canaux. Idéalement, l’aidant et le bénéficiaire doivent rendre compte mutuellement, en rapport avec cette idéologie commune. Les anciennes Internationales en offrent un exemple bien connu. Le fait qu’elles ne firent que rarement preuve de responsabilité mutuelle – avec de terribles conséquences – ne change rien au fait que les groupes qu’ils «aidaient» (par exemple les syndicats et les organisations communistes dans une grande partie du monde en développement) ne ressemblaient en rien à des ONG.

Aujourd’hui, le financement institutionnel prétend explicitement (quoique de manière fausse) n’être basée sur aucune idéologie, si ce n’est les notions générales de «droits humains» ou, tout au plus, l’affirmation d’être «progressistes». Le financement est aujourd’hui accordé sur la base de «résultats». Afin d’être financées, les ONG doivent démontrer qu’elles ont fait la différence, que leurs actions se sont soldées de «succès», eux-mêmes évalués grâce à des «indicateurs». Ces indicateurs et résultats sont vérifiés selon un cycle régulier (annuel ou tous les 2-3 ans) et le financement se renouvelle ou s’interrompt en fonction de la «performance» de l’ONG.

À première vue, tout ceci semble parfaitement raisonnable. Mais cela a des conséquences importantes. Les ONG doivent maintenant justifier leurs actions non seulement auprès de leurs membres constitutifs (ou adhérents), mais également auprès de leurs bailleurs de fonds, et en fonction des indicateurs imposés par ceux-ci. Cependant, qu’elles en soient ou non conscientes, toutes les ONG sont impliquées d’une façon ou d’une autre dans l’activité politique, puisque chaque intervention sociale est politique. Afin d’aboutir à un changement social progressif, l’action politique consciente est donc de mise. Mais une telle action est intrinsèquement incompatible avec les indicateurs de financement au niveau épistémologique de «mesurabilité» et au niveau temporel du «cycle de financement».

Aussi bien pensés et élaborés que soient les critères de financement, ils ne peuvent réellement mesurer l’impact politique de manière significative ; un tel impact n’est pas mesurable quantitativement et, de plus, se réalise rarement au cours d’un cycle de financement. Cela débouche souvent sur des situations absurdes. À la question «combien de personnes ont reçu un titre de propriété l’année passée ?», une ONG impliquée dans le mouvement des droits fonciers a dû répondre «zéro». Quiconque a l’expérience de ce type de luttes sait qu’il est impossible de réussir en un an. Une autre a dû justifier sa campagne pour la santé publique en montrant des changements dans l’indice de masse corporelle des habitants de la région. Une troisième, dont le travail concerne les lois sur les droits aux ressources naturelles, s’est vue poser la question de son impact sur la gestion des ressources en Inde (question à laquelle la seule réponse honnête ne peut être que «aucun»).

De tels problèmes peuvent paraître mineurs. Cependant, au fil du temps, la contradiction du «cycle de financement» fait en sorte que ces problèmes deviennent d’insurmontables obstacles. D’un point de vue pratique, toute action politique consciente nécessite, en général, de longues périodes d’engagement calme et stratégique, n’ayant guère d’impact (quantifiable ou non), et le travail lui-même est souvent anonyme, voire même secret. Il est ponctué de revers, d’erreurs et de soudaines explosions de protestations de masse, menant éventuellement à des victoires impossibles à obtenir sans ce travail préalable. Cependant, une ONG qui tente sérieusement d’agir de la sorte va s’attirer les foudres non seulement de l’État (pour le moins prévisible), mais également des bailleurs de fonds, puisqu’elle n’aura, au sein du cycle de financement, rien à montrer ou, pire encore, seulement des «indicateurs» négatifs. Le résultat n’est pas l’effondrement des ONG, mais le phénomène décrit par Gebauer.

Les ONG doivent dès lors continuellement se mettre en avant ; comment, sinon, démontrer «l’impact» de leur travail par rapport aux autres ? Celles qui luttent pour les «droits» doivent sembler «critiques» des gouvernements – sinon il n’y aurait pas de raison pour les financer –, mais elles doivent l’être de telle sorte que les deux parties paraissent avoir un impact immédiat (afin de répondre aux «indicateurs»), sans enfreindre les règles. La plupart des ONG sont dès lors tentées de se lancer dans des activités «humanitaires» puisque les «résultats» sont évidents et mesurables, plutôt que d’essayer de se confronter aux causes plus profondes qui peuvent mener, ou non, à des résultats tangibles dans le temps imparti. Elles sont également tentées de s’acquitter des fonctions de l’État, vu que celles-ci remplissent tous les critères mentionnés ci-dessus, sans constituer de menace envers quiconque. Enfin, elles peuvent être amenées à ne plus rende compte à leur propre base sociale, qui, tôt ou tard, réalise que ses priorités ont fait place à des agendas artificiels, imposés par les bailleurs de fonds.

Le résultat concret de tout ceci est bien visible auprès des ONG focalisées sur les «droits». Nombre d’entre elles se retrouvent à pratiquer une sorte de simulacre surréaliste de politique. Pour un observateur extérieur, ces ONG semblent très actives, organisant constamment des réunions, des communiqués de presse, des distributions de matériel, pour «faire prendre conscience» et «renforcer», alors, qu’en réalité, la majorité de ces actions ne sont que des spectacles vides de sens, qui donnent l’apparence d’une action politique sans pour autant être liés à aucun processus politique conscient. À leur façon, de tels pantomimes sont tout autant dangereuses que les politiques ouvertement réactionnaires, puisque la combinaison d’une activité débordante sans aucun résultat final fait le jeu du cynisme et de la dépolitisation.

En somme, vu que l’essence de leur base matérielle est managériale, il n’est pas surprenant que les ONG soient incapables de s’attaquer au néolibéralisme. Comme pour chaque généralisation, il y a des exceptions ; il s’agit cependant d’une tendance générale. Mais alors, que peut-on faire ? L’entraide et la solidarité demeurent, encore aujourd’hui, indispensables. En fin de compte, je pense qu’il faut absolument que cette entraide se fonde sur la solidarité et sur une conscience politique commune (c’est-à-dire sans évaluer les «résultats»). Et quand ceci n’est pas possible, il vaudrait mieux, au moins, éviter de relier le travail politique au financement institutionnel. On peut soutenir les gens pour leur expertise individuelle, sous forme de récompenses ou de bourses, pour un autre travail dans lequel ils sont doués, etc. Soit de n’importe quelle manière tant qu’ils ne se retrouvent pas à devoir rendre compte au donateur de leur travail «social» (c’est-à-dire politique). Ce point de vue peut paraître étrange, mais c’est le seul moyen pour réduire les dommages causés aussi bien aux organisations qu’à la lutte politique en général. Or, à l’ère de l’austérité, de la répression, de l’injustice et de la brutalité, nous ne pouvons pas nous permettre de tels dégâts.

*Chercheur indien, auteur d’études sur les politiques de développement et les mouvements sociaux, activiste au sein de la plateforme des peuples indigènes Campaign for Survival and Dignity et au sein de l’organisation des travailleurs Uttarakhand Nav Nirman Mazdoor Sangh. 


Repolitiser les ONG

Pourquoi parler des ONG ? Pourquoi s’en prendre à ces organisations de la société civile que la majorité d’entre nous perçoivent comme la lumière du changement et non pas comme un problème ? Parce qu’il est nécessaire de les étudier d’un œil critique et de reconsidérer au plus vite la société civile. À partir des années 1980, un nombre croissant et constant d’ONG ont fait leur entrée sur la scène politique, ont pris part à des initiatives locales, à des associations indépendantes, à des œuvres de bienfaisance, à des organisations internationales des droits humains, à l’éco-militantisme international, etc.

On en compte aujourd’hui entre 50000 et 100000 dans le monde. Elles prétendent agir de manière désintéressée et promeuvent les intérêts des autres, voire de l’humanité entière. Les ONG trouvent leurs origines dans divers milieux et à des époques différentes. Certaines proviennent du mouvement ouvrier au 19e siècle. D’autres sont apparues au sein de communautés religieuses et d’églises. Toutefois, la plupart des ONG actuelles ont été créées en réaction aux immenses transformations politiques qu’a entraînées la mondialisation du néolibéralisme.

Acteurs à double face

J’aimerais soulever deux points. Un élément important de la stratégie néolibérale était (et l’est toujours) de dire qu’il «n’y a pas d’alternative», que les politiques sont déterminées par des contraintes économiques, et que les organes étatiques, chargés des affaires sociales, peuvent être démantelés et remplacés par les lois du marché. «La société n’existe pas [il n’existe que des individus et des familles]» déclarait Margaret Thatcher dans les années 1980, promouvant ainsi l’idée qu’il n’y avait nul besoin de politiques cherchant à façonner la vie sociale. Le sociologue français Pierre Bourdieu a parlé de la «politique de dépolitisation» comme l’essence même du néolibéralisme. C’est cette politique qui a conduit à la privatisation d’institutions étatiques et a stimulé l’initiative privée – y compris celle des ONG.

La mondialisation économique, ou plutôt, le déferlement mondial du capitalisme, constitue la seconde source de l’importance croissante des ONG. Plus l’économie connaissait une dérégulation, plus l’espace pour la gouvernance politique s’amenuisait. Les multinationales ont commencé à défier le contrôle des gouvernements nationaux et, dans le même temps, échouaient de plus en plus à fournir une réponse aux nouveaux problèmes tels que le changement climatique, l’économie parallèle, le système financier, le commerce illégal des armes, etc.

Contrastant avec la mondialisation économique, au niveau politique, aucun «État mondial» ne s’est formé. Les ONG ont comblé en partie ce vide. Elles se sont engagées au sein de ce vacuum de régulations internationales et se sont efforcées de dégager une manière plus rationnelle de gouverner le monde. Avec quelques succès notables, elles ont joué un rôle de premier plan dans la mise en place de la Cour internationale de justice, l’amélioration de l’accès aux médicaments antirétroviraux, l’interdiction des mines personnelles, etc.

«Non gouvernemental» ne signifie pas que les ONG s’opposent aux politiques d’État. Au contraire, les ONG cherchent généralement à coopérer avec les États, et bien souvent font le travail que ceux-ci sont supposés faire. Elles aident à identifier les problèmes émergents et à «définir l’agenda». Elles mobilisent leurs connaissances pour trouver des solutions et assurent une planification correcte. Elles servent de système d'alerte précoce et se chargent de l’aide et des services sociaux que les États ne peuvent, ou ne veulent, plus fournir. Au fur et à mesure de la progression des ONG, les gouvernements ont pu se soustraire à leurs obligations. De ce point de vue, elles ne peuvent être seulement considérées comme une avancée démocratique ; elles doivent également être comprises comme une expression d’un manque de démocratie.

La privatisation des États va de pair avec la transformation des ONG en «institutions d’État». Avec une grande différence : les ONG ne sont pas formellement obligées de répondre aux besoins et aux demandes de la population, de même qu’un individu ne peut formuler une réclamation à l’encontre des ONG. Les racines du problème sont bien plus profondes. En soulageant les effets humanitaires des inégalités existantes, certaines ONG, les organisations d’aide, sont en fait coupables du statu quo inéquitable et, par-là même, légitiment ces systèmes politiques. Dès lors, les ONG font partie intégrante à la fois de la solution et du problème.

Composantes de l’«État élargi»

Si tous sont d’accord pour dire que les ONG font partie de ce qu’on appelle la société civile, l’incertitude tourne autour de la définition de celle-ci. Parmi les quelques concepts qui existent, je préfère celui d’Antonio Gramsci, qui ne conçoit pas la société civile de façon complètement séparée de la sphère politique de l’État. Au contraire, cette dernière (l’administration, l’appareil réglementaire et légal des États) est intimement liée à la société civile (les partis politiques, les médias, les syndicats, les organisations de base, le secteur privé, les ONG, le Forum social mondial tout comme le Forum économique mondial de Davos). Selon Gramsci, la sphère politique et la société civile forment ensemble l’«État élargi».

Il serait totalement erroné de croire que la société civile ne se préoccupe que du «bien». En effet, elle constitue plus un lieu qu’un type d’acteurs particuliers. C’est le lieu où les opinions se forment, où les décisions politiques se préparent, où – comme le dit Gramsci – se mène la lutte pour l’«hégémonie culturelle». Au cours de ces trente dernières années, les néolibéraux l’ont exercée. Les médias, les universités, les hommes politiques et mêmes certaines victimes des effets négatifs du néolibéralisme ont été convaincus que les institutions publiques, basées sur les concepts des biens communs et de la solidarité, n’étaient pas efficaces et devaient être remplacées par l’initiative privée, le commerce et l’esprit d’entreprise. Aujourd’hui, la tendance s’est légèrement inversée. Au vu des multiples crises qui ont ébranlé le monde, le néolibéralisme, loin d’être une idée salvatrice, apparaît de plus en plus comme destructeur.

Le débat public quant à la définition du cadre politique directeur illustre parfaitement la lutte pour l’hégémonie culturelle. Celle-ci est une précondition du changement. Les exemples de réussite préalablement mentionnés (autour des antirétroviraux, contre les mines personnelles, etc.) ont obtenu gain de cause parce qu’ils ont réussi à modifier l’opinion publique. À l’origine, le mouvement pour l’accès aux antirétroviraux ne comptait que quelques militants, dont des membres des communautés affectées. Par la suite, des étudiants se sont joints à la lutte, des journalistes ont commencé à en parler et, ensuite, la conscience publique grandissante a poussé les hommes politiques à s’attaquer à cette problématique dans les parlements, etc.

Entre intérêts publics et privés

La sphère politique des États n’est en aucun cas investie des seuls intérêts publics ; elle l’est bien plus par les acteurs qui dominent la société civile. Les efforts actuels des gouvernements pour résoudre la crise financière l’illustrent bien. Les États agissent en faveur des intérêts privés, du système bancaire. Et ils le font encore mieux que les banques elles-mêmes. Les États peuvent être décrits, à juste titre, comme la personnification idéale du capital national.

Les acteurs de la société civile, comme les ONG, peuvent, eux, s’engager aussi bien au côté d’intérêts publics que privés. Même si leur objectif est un changement radical, elles ne peuvent agir indépendamment du système politique et économique en vigueur. Elles doivent tenir compte des contraintes économiques, leur personnel doit être payé, les fonds récoltés, etc. Quelques-unes acceptent de l’État d’importants financements et deviennent dépendantes ; d’autres sont directement mises en place par des entreprises commerciales ; par exemple, des firmes pharmaceutiques, appelant à plus de médicaments et à une solution technique.

Pour conserver leur notoriété publique, les ONG ont tendance à privilégier des activités qui facilitent l’accès aux médias. Une catastrophe naturelle spectaculaire se prête plus facilement à la médiatisation que des problèmes structurels, tels que les migrations internationales par exemple. En raison de leurs propres contraintes économiques internes, les ONG ne sont pas libres de soulever publiquement n’importe quel problème.

Il n’est donc pas évident de distinguer le privé du public ; le premier étant associé au «mal», et le public au «bien». Au lieu de classer les acteurs par rapport à leur statut privé ou public, il vaut mieux recourir à une distinction plus politique, en dessinant une ligne de démarcation qui passe entre ceux qui s’engagent dans la justice sociale, dans les biens communs basés sur des institutions – c’est-à-dire ceux qui s’investissent dans la «propriété sociale/publique» –, et ceux qui cherchent avant tout leur propre profit, leur «propriété privée». D’ailleurs, la «propriété publique» ne nécessite pas forcément la présence d’une institution étatique, et peut être parfaitement organisée par des coopératives, etc.

Si on observe l’Organisation mondiale de la santé (OMS), il est indéniable que ces deux tendances peuvent coexister au sein de la même organisation. En tant qu’institution publique, l’OMS connaît des tiraillements internes à cause des différents concepts attachés à la santé. Alors que certains considèrent encore la santé du point de vue des droits humains et de l’équité sanitaire, d’autres ne la voient qu’à la lumière de la biosécurité, du consumérisme et du commerce.

Risques d’instrumentalisation et «démultiplicateurs de force»

L’un des principaux problèmes des ONG réside dans le fait qu’elles ne sont pas à l’abri de l’instrumentalisation. Leur engagement dans le changement social peut être parasité par des objectifs contraires. Au lieu de contribuer à ce que les populations sortent de la misère et de la dépendance, les ONG peuvent même aller jusqu’à, involontairement, assister les responsables de l’état précaire du monde. Le risque est d’autant plus grand si l’on n’est pas conscient du cadre instauré par le pouvoir économique et politique. Comme de nombreux cas l’attestent, les ONG peuvent être instrumentalisées par la politique de sécurité, les intérêts commerciaux et pour compenser le manque de légitimité politique.

L’ancien secrétaire d’État des États-Unis, Colin Powell, avait publiquement défini les ONG humanitaires en tant que «démultiplicateurs de force et une partie importante des troupes armées». Il n’est pas si surprenant que les ONG, actives en temps de guerre, exercent une influence – pour le meilleur ou pour le pire – sur le déroulement d’un conflit. C’est bien connu, l’aide humanitaire apportée aux civils constitue une ressource économique et politique importante à laquelle ont recours toutes les parties belligérantes. Elle peut contribuer à améliorer l’image des forces militaires et étendre leur portée d’action. Dénoncer les violations des droits humains peut également permettre de déplacer l’équilibre du pouvoir entre les parties en conflit.

Partout dans le monde, le personnel militaire a assimilé cette leçon. Depuis quelques années, celui-ci cherche à promouvoir un engagement systématique des ONG au sein d’une coopération militaro-civile. Les manuels de l’armée états-unienne inscrivent explicitement l’aide dans la catégorie de système d’armes non létales. La plupart des ONG continuent de rejeter l’idée de participer à ces stratégies militaires, mais certaines sont fières d’avoir le droit de coopérer avec l’armée. De plus, les ONG, en particulier états-uniennes, se voient obligées à jouer un rôle dans ces stratégies si elles acceptent des financements publics. Toutefois, même les ONG qui s’opposent à ce type de collaboration peuvent être instrumentalisées malgré elles. En attirant l’attention sur l’urgence d’une crise migratoire, elles peuvent contribuer à accroître l’acceptation par le public d’interventions militaires.

Ces dilemmes ne peuvent être résolus en réduisant la réalité des guerres à un simple problème humanitaire. Insister sur une position neutre, comme le font de nombreuses ONG, semble plutôt illusoire. La politique de sécurité ne vise pas la justice sociale. Son objectif principal est de maintenir efficacement le statu quo. C’est dans cette optique que l’Union européenne a défini la «politique étrangère et de sécurité commune», en associant explicitement l’action militaire et policière à la coopération économique, à l’aide au développement et même à la politique des droits humains. Ce dernier point n’est plus considéré pour lui-même, mais seulement en tant qu’instrument pour «prévenir le danger».

Si les ONG ne refusent pas de s’engager dans des stratégies sécuritaires, elles courent le risque de servir d’otage à une politique de sécurité dont le seul but est de consolider les privilèges et la pauvreté existants. Au final, les ONG contribuent à une sorte de «gestion de crise» permanente, qui consiste à remplacer l’idée de justice sociale par le contrôle des disparités sociales qui, jour après jour, se creusent davantage. 

Promoteurs d’intérêts commerciaux

L’instrumentalisation des ONG n’est pas toujours aussi directe. Elles peuvent également être cooptées indirectement. Si les groupes écologistes dépensent leurs propres ressources pour, par exemple, développer une voiture économe en énergie, l’industrie n’a pas de raison de s’effrayer. Elle peut épargner ses propres frais de recherche et s’assurer que le concept de la mobilité, basé sur les voitures individuelles, n’est pas mis à mal.

Si les initiatives autour de la santé se contentent d’appeler à des médicaments ou à toute autre solution technique, au lieu de se concentrer sur un changement social et politique, les ONG peuvent apporter une contribution bienvenue aux intérêts des entreprises pharmaceutiques. Aussi nécessaires que soient les médicaments, la simple promotion de solutions biomédicales peut également faire apparaître de nouvelles opportunités de profits. Le savoir est un prérequis à la production d’intérêts économiques et politiques. Grâce à leur expertise, les ONG peuvent concourir à stabiliser le modèle économique dominant, mais elles peuvent également s’y opposer.

Il faudrait étudier de plus près ces acteurs de la société civile que l’on nomme «philanthrocapitalistes». La fondation Bill et Melinda Gates, par exemple, est actuellement le plus important bailleur privé au monde dans le domaine de la santé. Cependant, les philanthrocapitalistes ne se limitent pas à fournir les capitaux, ils influencent aussi les stratégies en matière de santé à l’échelle mondiale. Les entrepreneurs, à l’instar de Gates, sont habitués à aborder un problème en termes d’investissement et de rentabilité : ils calculent les entrées et les sorties. Leur philosophie consiste à affirmer que tout problème (y compris les problèmes sociaux) peut être résolu grâce à une articulation efficace des forces du marché, de la science et de la technique. Quant à la participation des groupes concernés, elle ne semble pas réellement nécessaire.

Gates se flatte d’être un homme d’action qui ne perd pas de temps à délibérer avant d’agir. Il a ce que j’appelle une «attitude de fonceur» («can-do attitude»). Il a annoncé vouloir concentrer ses efforts dans le développement et la distribution de vaccins : «nous pouvons sauver dix millions de vies». Les programmes de vaccination sont bien sûr importants, mais ils ne peuvent dépasser les scandaleuses inégalités en matière de santé. Ceux qui encensent cette «attitude de fonceur» des entrepreneurs semblent oublier que Gates génère ses revenus grâce à des investissements. Une bonne partie des vingt-cinq milliards de dollars qu’il pourrait investir dans la santé vient de l’argent qu’il a gagné, ces dix dernières années, alors qu’il était actionnaire d’entreprises pharmaceutiques, chimiques et alimentaires très connues.

Agences de légitimation politique

Parallèlement, de nombreuses autres ONG ont été affectées par cette «attitude de fonceur». Comme Gates, elles préfèrent une approche pragmatique. Par exemple, elles ne vont pas s’intéresser aux causes de la faim, et limitent leurs activités à fournir des vivres. Évidemment, aider les gens en situation de crise alimentaire est une obligation morale. Mais si les ONG ignorent les circonstances à l’origine de cette situation, elles cautionnent en réalité l’idéologie néolibérale selon laquelle «il n’y a pas d’alternative» : la faim ne peut être éradiquée, seulement soulagée, et il y aura toujours des perdants.

L’impact d’une telle approche apolitique est généralement évalué par la quantité d’aide fournie et le nombre de personnes atteintes. Il s’agit d’une action dont le but est d’éviter la mort, sans pour autant améliorer les conditions de vie («nous pouvons sauver dix millions de vies» comme l’a déclaré Gates). C’est précisément cette attitude des ONG qui permet au système politique de contrebalancer son manque de légitimité. Un monde divisé entre les personnes qui apportent leur aide et celles qui la reçoivent paraît bien plus acceptable qu’un monde divisé entre personnes privilégiées et personnes socialement exclues.

Par souci d’honnêteté, il faut préciser que le pragmatisme qui domine de nombreuses ONG n’est pas un problème inhérent à ces organisations. L’idée erronée que le changement social peut s’obtenir grâce à des évaluations commerciales et à des calculs de comparaison économiques est largement répandue. Le cabinet de consultance McKinsey n’est pas resté aux portes des ONG, si bien qu’aujourd’hui, malheureusement, celles-ci confondent également efficacité et efficience. Il y a peu, un groupe d’ONG a lancé un appel pour une couverture santé universelle. Cet appel vise également l’efficience, ce qui nous ramène à un mode de pensée entrepreneurial. D’où le risque que l’évaluation ne se fasse qu’en fonction du pourcentage de personnes couvertes. Toutefois, ce genre de données statistiques ne donne aucune indication quant à la qualité de la couverture santé.

Si nous sommes tous d’accord pour dire que la santé n’est pas une marchandise, dans les stratégies mises en œuvre, nombre d’entre nous ont déjà validé une perspective d'affaires. En outre, les ONG prennent de plus en plus le pli de parler de parties prenantes, de mécanismes de contrôle, d’analyse d’impacts, de gestion d’entreprises, etc., et ce, malgré le fait que le changement social ne puisse être planifié sur un tableau.

Il n’est pas étonnant que les ONG influencées par le commerce se montrent moins hésitantes à coopérer avec le secteur privé. Quand Medico, en concertation avec la Democratizing Global Health Coalition, s’est opposé à l’idée de tenir un Forum sur la santé mondiale à l’OMS – forum qui regrouperait les acteurs principaux, tels que le secteur industriel, des institutions internationales, comme la Banque mondiale, et certaines ONG –, nous nous sommes heurtés aux ONG qui avaient expressément demandé ce forum. De toute évidence, celles-ci n’ont pas compris que cela contribuerait à légitimer l’influence du secteur commercial sur la politique de santé mondiale.

Perspectives : comment éviter l’instrumentalisation ?

Le mouvement des ONG se trouve à un croisement. Afin d’éviter d’être plus longuement instrumentalisées, les ONG doivent revoir l’essence même du rôle qu’elles jouent au sein de la politique en matière de santé. Cinq principes peuvent assurer la «repolitisation» des ONG.

Premièrement, les ONG doivent développer un esprit critique par rapport à leur propre nature. Les ONG agissent en faveur d’une plus grande participation démocratique, tout en étant elles-mêmes une expression du manque croissant de la responsabilité des institutions publiques. Certaines affirment représenter ceux qui n’ont pas de voix. Certes, elles peuvent faire du plaidoyer, soulever la question de la pauvreté, et tant mieux si elles luttent aux côtés des exclus, mais les ONG ne représentent pas les exclus ni les pauvres. Elles ne sont pas formellement obligées de répondre aux besoins du peuple.

Deuxièmement, les ONG doivent comprendre qu’elles n’agissent pas en marge des relations de pouvoir politique et économique en vigueur. Ce n’est qu’en adoptant une position politique qu’elles peuvent s’assurer que leurs activités ne soient pas détournées à mal escient. Le concept de «couverture universelle» va bien au-delà des améliorations techniques : prise au sérieux, elle constitue une affaire hautement politique, qui va à l’encontre des intérêts de ceux qui tirent d’énormes profits des inégalités existantes en matière de santé. Dès lors, les ONG doivent comprendre que les droits humains ne sont pas donnés par les gouvernements et qu’ils n’incarnent pas une dimension presque sacrée, pouvant être soumise à une cour de justice internationale imaginaire ; ils doivent être appropriés par la population elle-même. Et il revient aux sociétés (non aux États) d’établir un cadre institutionnel qui garantisse un accès équitable pour tous.

Troisièmement, les ONG doivent rechercher le plus d’indépendance possible. Le changement n’arrivera que si elles cessent de suivre ceux qui préconisent le réalisme. Nous devons aller au-delà du pragmatisme. Observer tout ce qui se passe dans le monde au nom du réalisme a rendu le réalisme insipide depuis bien longtemps. Et la possibilité du changement existe. Le principe TINA [There is no alternative] ne convainc plus personne. Le changement est possible s’il y a «désir de changement», ouvertement exprimé par un public engagé, par des mouvements sociaux, par des organisations communautaires et par des ONG, formant un contre-pouvoir à même d’assurer l’hégémonie culturelle. Ce n’est qu’en établissant ce contre-pouvoir que l’engagement des ONG dans les structures gouvernementales fait sens. Seulement s’il existe un public fort, qui donne du fil à retordre aux gouvernements, pourra émerger un «espace diplomatique», permettant aux ONG d’influencer les politiques.

Quatrièmement, les ONG ne devraient jamais perdre de vue leurs origines. Elles ne sont pas devenues des acteurs légitimes grâce à leur seule expertise professionnelle ; c’est le public qui les a renforcées et continue à les soutenir. Ce n’est qu’en demeurant conscientes de cet enracinement dans les mouvements qui s’opposent au système politique en vigueur, qu’elles pourront réellement faire la différence.

Cinquièmement, puisque le changement requiert des stratégies et des actions communes, les ONG devraient activement chercher à se mettre en réseau – même si cela implique une réduction de leur visibilité. L’efficacité politique n’est pas en corrélation avec le nombre de fois que le logo d’une ONG particulière est affiché. Et celles qui mesurent la réussite en fonction de leur propre visibilité sont déjà otages du marché. Depuis trop longtemps, nous avons seulement valorisé la société civile de différentes façons, alors qu’il s’agit de la changer !

Traduction de l’anglais : Ana Elia Wayllace

Publié dans ONG: dépolitisation de la résistance au néolibéralisme?
http://www.cetri.be/ONG-depolitisation-de-la-4400

 


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