Aide humanitaire

This is not Hollywood

12/03/2024   Temps de lecture: 8 min

Depuis plusieurs jours, des paquets d'aide sont largués par avion sur Gaza pour répondre à la situation désastreuse de l'approvisionnement - une déclaration de faillite politique. Par Radwa Khaled-Ibrahim.

« Qu’un enfant se demande en levant les yeux vers le ciel si ce qui est sur le point de lui tomber dessus est un paquet de nourriture ou une bombe est inadmissible », lis-je sur le service d'information X à propos de cette situation insoutenable. L'aide aérienne n'est pas seulement anormale pour les enfants, qui se sont entre-temps habitués aux bombes tombant du ciel. En matière d'aide humanitaire, les ponts aériens sont considérés comme une solution de dernier recours. On y a uniquement recours à défaut de voies terrestres ou maritimes par lesquelles l'aide peut être acheminée de manière coordonnée, par exemple lorsqu'une région est complètement isolée en raison d'une catastrophe naturelle ou d'un siège.

La situation d'occupation n'en fait pas partie, car en vertu du droit international, la puissance occupante doit assurer l'approvisionnement de la population dans les territoires qu'elle occupe. Cependant, à Gaza, les structures qui devraient et pourraient fournir une aide humanitaire font l'objet d'attaques, sont détruites ou voient leurs moyens réduits. Les livraisons d'aide à la bande de Gaza, déjà insuffisantes, se sont ainsi effritées au cours des dernières semaines. Bien que la Cour internationale de justice ait ordonné de manière juridiquement contraignante à Israël d’autoriser l'acheminement de l'aide humanitaire dans son intégralité, le passage des convois d'aide est massivement entravé depuis des semaines.

Comparée à l'approvisionnement par voie terrestre, l'aide aérienne est coûteuse et inefficace. Elle fait penser à un spectacle hollywoodien avec la démonstration de force qui va avec, comme le souligne le roi jordanien Abdullah II bin Hussein en tenue de l'armée de l'air, en fixant la caméra d'un air furieux. Le spectacle est également comparable à celui de la Seconde Guerre mondiale. Peut-être qu'en Europe, le pont aérien de Berlin au début de la guerre froide confère à l'aide aérienne une connotation positive et humanitaire. Sans doute aussi que le souvenir de sa réalité a été occulté. Mais les événements récents survenus dans d'autres parties du monde rappellent encore les paroles de George W. Bush en 2001 : « Lorsque nous attaquons des cibles militaires, nous larguons également des vivres, des médicaments et des provisions pour les hommes, les femmes et les enfants affamés et souffrants en Afghanistan, afin que les gens voient la générosité de l'Amérique et de ses alliés ». Déjà à l'époque, la méthode du pont aérien avait été critiquée par les organisations humanitaires. Il faut une équipe au sol pour coordonner les marchandises larguées, la surface de chargement n'est pas assez grande, il est difficile de prévoir et de calculer où exactement les marchandises vont tomber, comme le prouvent les vidéos de Gaza montrant des marchandises tombées dans la mer. Même les technologies modernes ne permettent pas de résoudre efficacement ce problème, comme le montre le cas syrien de Deir ez-Zor : des colis de nourriture ont plu quarante-quatre fois, mais à peine 100 000 personnes ont pu été approvisionnées avec le strict minimum, de façon ponctuelle et dans l'urgence.

Accepter la souffrance

Le Programme alimentaire mondial a récemment annoncé qu'il avait suspendu ses livraisons d'aide au nord de la bande de Gaza, bien que les besoins humanitaires y soient les plus pressants. Et ce, en raison de l'effondrement de l'ordre public et de l'absence d'un « système de désescalade de conflit » opérationnel, un système qui garantit que les travailleurs:euses humanitaires et les opérations humanitaires sont protégés et non attaqués.

Selon l'UNICEF, la malnutrition fait déjà des premières victimes parmi les enfants. Selon un récent rapport de la London School of Hygiene and Tropical Medicine, Health in Humanitarian Crises Center et du Johns Hopkins Center for Humanitarian Health, même dans le cas le plus favorable d'un cessez-le-feu immédiat et permanent, plus de 6 500 personnes mourront dans la bande de Gaza au cours des six prochains mois en raison de la situation alimentaire et de l'état désastreux des abris, des installations sanitaires et des soins de santé dans l'enclave. Mais si la guerre se poursuit, leurs prévisions pour la même période s'élèvent à 58 200 voire plus de 74 000 morts.

Début mars, les Etats-Unis et la Jordanie ont commencé à approvisionner la bande de Gaza via un pont aérien. Israël a donné à ces vols l'autorisation de traverser son propre espace aérien. Mais pourquoi Israël n'autorise-t-il pas l'aide humanitaire à emprunter la voie terrestre ou maritime ? Alors que cette voie permettrait d'acheminer des quantités bien plus importantes à un coût bien moindre, de façon bien ciblée, ce qui aiderait les populations à survivre ou même à sauver des vies ?  Les camions sont prêts et remplis à ras bord. Mais la question n'est pas de savoir quelle méthode est la plus efficace ou la plus humaine, puisque nous ne trouvons pas dans une problématique technique. Ce qui entrave l'aide, c'est un blocage actif et une (non-)volonté politique.

Le 22 février - une semaine entière avant la mise en place du pont aérien - Christopher Lockyear, président de l'organisation Médecins sans frontières, a prononcé un discours devant le Conseil de sécurité des Nations unies : « Madame la Présidente, la réponse humanitaire apportée actuellement à Gaza est une illusion - une illusion commode qui perpétue l'affirmation selon laquelle cette guerre est menée en conformité avec le droit international. Des voix se sont déjà élevées dans cet hémicycle pour réclamer davantage d'aide humanitaire. Pourtant, à Gaza, nous avons chaque jour moins - moins d'espace, moins de médicaments, moins de nourriture, moins d'eau, moins de sécurité. Nous ne parlons plus d'une augmentation de l'aide humanitaire, mais de la manière dont on peut survivre sans le strict minimum.  Aujourd'hui, l'aide apportée à Gaza n'est plus qu’aléatoire, opportuniste et totalement insuffisante ».

Une déshumanisation lucrative

La population est au bout du rouleau alors bien sûr, elle se précipite vers le moindre signe d'aide. Dernièrement, ce sont des balles qui sont venues à leur rencontre à la place de la farine. Le simple fait qu'ils doivent courir pour obtenir de la nourriture rompt avec tous les principes fondamentaux inscrits dans le droit international humanitaire. Outre le droit international, l'un des principes les plus importants de l'aide (humanitaire) est l'approche « Do no harm ». En un mot: l'aide ne doit pas causer de dommages.

Au vu des conditions actuelles à Gaza, il est presque cynique d'écrire cela. Mais ce que le pont aérien et d'autres prétendues aides non coordonnées perpétuent, c'est une nouvelle déshumanisation des habitant:es de Gaza : le portrait hollywoodien d'une masse brune, affamée et non civilisée. Une vie nue, comme le philosophe italien Georgio Agamben la qualifierait peut-être. Cette « vie nue » dépourvue de droits, parce que située en dehors du droit, resterait également sans défense en tant que telle et serait, dans le cas exceptionnel évoqué, une vie nue qu'on peut torturer et annihiler sous le regard du souverain.  Il n'est pas étonnant que dans les réseaux sociaux, le film « Hunger Games » soit associé à Gaza.

Comment se fait-il qu'une politique étrangère féministe, qui exige une aide humanitaire féministe, ne formule pas de critique à ce sujet ? Ce sont pourtant bien les femmes et les filles qui souffrent à Gaza le plus atrocement du manque de coordination de l'aide et des conséquences de la guerre. Où est donc cette aide humanitaire sensible au genre ? On ne s’aventurerait même pas à réclamer une critique féministe.

Pour les Etats-Unis et la Jordanie, le pont aérien offre une possibilité unique de faire partie du club des gentils. En outre, pour les Etats-Unis, ce pont aérien permettrait de se libérer de la charge de maintenir la pression politique sur Israël pour faire passer les livraisons humanitaires. Sur le plan de la politique intérieure, le président américain Joe Biden pourrait également profiter d'un tel acte spectaculaire à la veille des élections. Tandis qu'en Jordanie, le Roi tente, par le biais de ces mêmes images, de restaurer son capital politique et social perdu devant les presque trois millions de Palestinien:nes qui résident son propre pays.

Par ailleurs, que se passerait-il si, à la suite de ces largages incontrôlables, les biens tombaient entre de mauvaises mains ou ne profitaient qu'aux plus rapides et aux plus forts et non aux plus nécessiteux ? L'autojustification est déjà intégrée dans l'acte : « Nous n'avons fait que larguer les paquets ». Alors, peut-être que les mots de George W. Bush seront ensuite murmurés par une autre bouche avec un air déterminé : nous voulions que « les gens voient la générosité de l'Amérique et de ses alliés ».


Faire un don!